« Un conformisme et un nouvel académisme obéissant à une certaine doxa viennent paralyser la création artistique et renforcer le rejet populaire de la culture »
C’est le constat que dresse Isabelle Barbéris, Maître de conférences à l’université Paris-Diderot et spécialiste du théâtre contemporain. J’avais relayé précédemment une chronique d’Eric Zemmour dédiée à cette chercheuse et à son dernier ouvrage : L’Art du politiquement correct.
Cette semaine, Valeurs actuelles a interviewé Isabelle Barbéris. Je vous propose quelques extraits de cette interview dont l’intégralité est consultable ici.
A l’université américaine de Notre-Dame-du-Lac, dans l’Indiana, des fresques du XIX ème siècle (image ci-dessus) consacrées à Christophe Colomb vont être recouvertes car accusées de donner une image coloniale des « peuples autochtones », jugée « humiliante ». Un exemple parmi cent des nouveaux impératifs qui règnent sur le monde de l’art au nom d’un certain politiquement correct. C’est cette nouvelle emprise idéologique qu’analyse Isabelle Barbéris dans son ouvrage d’expert.
Valeurs actuelles : Vous écrivez sur un sujet peu abordé: le politiquement correct dans le monde de la culture et de l’art. Comment s’exprime-t-il ?
Isabelle Barbéris : Il ne s’exprime pas, justement, dans le sens où il est constitué d’angles morts qui sont les négatifs de sujets obsessionnels très répétitifs et qui font d’ailleurs globalement consensus : le sexisme, l’homophobie, le racisme, l’extrême droite, dans le meilleur des cas le capital … La plupart des oeuvres se légitiment en usant de figures de style répétitives comme la « diatribe anti-FN ». Ce qui ne fait qu’accentuer le spectacle d’une élite culturelle de gauche qui se retourne contre le peuple – qui est effectivement globalement passé à droite – et qui, en substitution de ce peuple devenu haïssable, s’invente un peuple édénique, complètement fantasmé. Ainsi, le mécanisme de haine réciproque (haine de la culture, haine du peuple) se renforce des deux côtés.
Plutôt que de politiquement correct je préfère parler de nouvel académisme. On peut dès lors s’interroger sur l’emploi du terme « académisme » dans le sens où l’Académie n’est plus une instance normative comme par le passé. Mais lorsque l’on regarde, par exemple, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, on s’aperçoit qu’il applique des préceptes idéologiques formatés par les consignes de l’intersectionnalité, notion visant à démontrer et à dénoncer une domination plurielle – de sexe, de classe, de race et visant la déconstruction des imaginaires hétéronormés. […]
Valeurs actuelles : Carmen revisité, auteurs sexistes: à travers le procès des oeuvres du passé, vous évoquez une certaine uniformisation stylistique. D’où vient-elle ?
Cette uniformisation est produite par la certitude inébranlable de bien agir, qui ne laisse plus d’espace pour le doute et dont le fonds de commerce repose sur des invariants plus moralisateurs que véritablement éthiques. Prenons l’exemple du film Edmond, lui-même tiré d’une pièce à succès: outre le conservatisme de la vision de l’art (on y découvre un Rostand qui s’inspire à l’extrême de sa propre vie – biais hyper-réaliste – pour écrire son chef-d’oeuvre), le film nous impose une captation de bienveillance antiraciste.
On nous raconte que la tirade du nez serait inspirée de la verve antiraciste de M. Honoré, un personnage de gérant de café joué par un acteur qui est lui-même connu pour son militantisme antiraciste. Il faut donc désormais « autoriser » Rostand par ce type de passage obligé. La pilule passe grâce à l’avalanche de bons sentiments … Tant pis s’il s’agit de délivrer une vision de l’art caricaturale et mièvre. […]
Valeurs actuelles : Vous évoquez d’ailleurs une « hystérisation du motif identitaire. »
Qu’est-ce ?
Isabelle Barbéris : Dans notre culture très individualiste et narcissique, formatée par les réseaux sociaux, nous développons un imaginaire où chacun est auteur, acteur, metteur en scène et même spectateur de sa propre vie et où nous nous retrouvons isolés dans une forteresse d’autoconstruction. L’idéologie identitaire, très présente dans les discours décoloniaux et intersectionnels, est l’idéologie dominante : celle du marché, du capitalisme financier et globalisé qui atomise les individus ou les renvoie dans des sous-groupes qui se pensent politiques, mais qui sont hostiles à la vérité du politique, qu’ils considèrent désormais comme fasciste: la nation, l’État de droit, la majorité démocratique, la République, etc. Le post-marxisme intersectionnel, décolonial et identitaire, celui qui valorise le groupe et l’individu apolitiques, est un marxisme dénaturé, car devenu compatible avec la globalisation.
Dans le domaine de la culture, l’idéologie décoloniale est à la fois marginale et omniprésente.
Les indigénistes purs et durs restent minoritaires (bien que présents) dans les programmations publiques. En revanche, le discours intersectionnel et décolonial est dominant: pour qu’une programmation soit « inclusive », il va falloir qu’il y ait une cuillérée pour les femmes, une cuillérée pour telle minorité, une autre pour telle autre minorité … Au final, il n’y a pas de phénomène de sous-représentation: ces sujets sont surreprésentés! Il n’y a presque plus d’oeuvres qui parlent de la condition humaine dans sa globalité et sa complexité, affranchie de ces passages obligés. On ne l’approche plus qu’à travers des « singularités » préconçues.
Or, ce tournoiement du monde de l’art autour de ces quelques thématiques obsessionnelles, avec la certitude de faire de l’universel – lorsqu’Olivier Py programme tout son Festival d’Avignon autour des transgenres, il pense bien sûr faire de l’universel -, nourrit une incompréhension et une forme de haine de la culture, mais aussi un certain extrémisme: l’esprit de tribunal attise les colères. Je pense par exemple à un spectacle d’Anne-Cécile Vandalem, Tristesses, que j’ai vu au Théâtre del’Odéon, qui dépeignait l’homme blanc comme un insulaire dégénéré, raciste, xénophobe, incestueux, débile, etc … et révélait en creux un édénisme complètement caricatural. Ce spectacle était pourtant présenté comme engagé contre la xénophobie: c’est déplorer les effets dont on chérit les causes … On ne résout pas la question de la haine de l’autre par le manichéisme, bien au contraire. […]
Valeurs actuelles : Au lieu de lier, la culture d’aujourd’hui sépare …
Isabelle Barbéris : Mon livre peut paraître pessimiste, car il cible des phénomènes qui font effectivement partie de l’idéologie dominante. Mais l’objectif diffère de celui d’un Baudrillar (« le complot de l’art »), ou encore du laïus « l’art, c’est de la merde ». C’est parce que j’aime les artistes que je me refuse à la complaisance. Il reste encore beaucoup de poches de résistance, mais le problème est qu’elles s’expriment peu. En effet, il existe une sorte de terrorisme intellectuel qui fait que les artistes qui sont opposés à ces phénomènes dominants n’osent pas le dire. Il y a une sorte d’autocensure.
Finalement, on n’a jamais vu autant de manque de diversité que depuis qu’on ne jure plus que par elle …
Propos recueillis par Anne-Laure Debaecker pour Valeurs actuelles.
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