Comme en écho à l’ultime édito laissé par le regretté Denis Tillinac, que j’avais publié dans cet article :
Denis Tillinac nous a quittés …
je relaye ce matin un papier de Marc Obregon paru dans le dernier numéro de l’Incorrect.
L’histoire jugera de la pertinence ou non de la décision de la plupart des pays d’occident d’avoir confiné autoritairement toute leur population pendant des semaines.
Et ceci pour une maladie dont le taux de mortalité est extrêmement faible et se concentre sur la population la plus âgée.
Comme Denis Tillinac, Marc Obregon revient sur le fait que nous refusons la mort et que nous sommes prêts à tout pour l’éviter quoi qu’il en coûte. Même au prix du suicide de nos économies qui entrainera forcément des morts d’une autre nature …
Massacre pour une bagatelle
Les plus vénérables d’entre nos lecteurs s’en souviennent probablement, de cet hiver 1969. La grippe de Hong-Kong venait de frapper le globe mais personne ne s’en inquiétait réellement. C’est à peine si les médias la traitaient, et lorsqu’ils le faisaient c’était avec le sourire en coin du présentateur roué, habitué aux marronniers de l’hiver. Yves Mourousi y consacra sans doute quelques minutes au 20h, avec l’air entendu de celui à qui on ne la fait pas. Après tout à chaque fin d’année, les vieux meurent non ? C’est même fait pour ça, l’hiver. Pour rétablir la grande balance des naissance et des décès. Mettre à jour la comptabilité cosmique du Grand Architecte. Redistribuer un peu d’éternité dans les ventres parturients de nos mères. Dans la France des années 60, on est encore rempli d’un certain bon sens paysan, la mort fait encore partie de la vie. Et puis, il y a avait d’autres chats à fouetter : la conquête spatiale américaine, l’enlisement des GI’s en Cochinchine, l’invasion des mini-jupes et l’accession de Pompidou au pouvoir. C’est tout de même plus sexy qu’une poignée d’octogénaires cacochymes qui lâchent leurs derniers râles dans une literie mal famée. Pourtant, on nous raconte aujourd’hui que les morgues ne désemplissaient pas et que les hôpitaux, comme aujourd’hui, étaient saturés. 15% des cheminots furent touchés et les transports furent sévèrement perturbés, de même, de nombreux écoles et commerces se sont vus contraints de fermer. Mais allons, ainsi va le monde. Notre gel hydroalcoolique, c’était le savon noir et le confinement était réservé aux astronautes qui rentraient de leur saison orbitale. Par la voix rassurante de l’ORTF, rien ne semblait pouvoir endeuiller notre nouvelle présidence et les promesses d’un futur radieux. Les hécatombes de la Seconde Guerre n’étaient pas si loin, on avait terrassé nos propres routes sur des charniers, bâti nos hôtels et nos centres thermaux sur des silos à bombes. La mort était encore présente partout, éparpillée en débris d’ossements et d’obus jusque dans les nappes phréatiques et dans les sous-sols bunkerisés des capitales européennes. Alors vous pensez, une petite grippe…on en avait vu d’autres.
Aujourd’hui, alors que le reconfinement est sur toutes les lèvres, on peut légitimement s’interroger sur la façon dont notre monde ultra technicisé a créé une véritable phobie de la mort, une fragilité métaphysique qui l’a exilée dans une zone de non-dit, excommuniée dans des limbes virtuelles où l’inconsolé se dispute à l’impunité biopolitique. L’empire du bien a tué la mort, il l’a circonscrite dans les parousies artificières du jeu vidéo, dans la guerre chirurgicale filmée en caméra portée par des drones sentients, dans les maisons de retraites (pardon, les EHPAD) où la mémoire de nos aînés est scrupuleusement effacée par d’intransigeantes médications et par le clignotement perpétuel des postes de télévision. La mort est sortie du monde, bannie de nos villes et de nos cercles domotiques, détaillé en hashtags culpabilisants et en remontrances bourgeoises. On a oublié sa munificence, les draperies baroques du deuil, les pénitences de pierre et les couronnes funèbres de joyaux et d’améthyste. Nous avons oublié de veiller sur les corps jaunis de nos agonisants, nous avons oublié la carnation livide, le durcissement final des articulations et cette luminescence d’un autre jour qui éclaire subitement les organes de l’intérieur avant l’ultime soupir. Nous avons rangé nos morts dans des tiroirs, dans des cercueils matelassés, quand nous ne les avons pas simplement incendiés comme de vulgaires fétus de paille. Pourtant la mort engraisse la vie, elle la porte dans son humus fatal, elle l’éclaire et la dispense. Nous devrions encore pouvoir nous mirer dans les cornées malades de nos mourants et accepter enfin qu’elle emporte nos rêves de vie calfeutrées, notre couffinosphère globale, cette vaste chambre d’enfant gâté qu’est devenu le monde occidental. Redonnons à la mort son faste, ses rituels, son lustre médiéval. Le fils Bedos appelle à la désobéissance hédoniste, au retour de Festivus dans un monde claquemuré par l’hygiénisme. Nous appelons simplement à la permission des cadavres.
Marc Obregon pour l’Incorrect.
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