Intellectuel engagé à gauche, Gaël Brustier, l’auteur du Mai 68 conservateur est aussi l’un des meilleurs observateurs de la droite française. Il analyse pour Le Figaro Magazine la victoire de Laurent Wauquiez à la tête de LR. Pour lui, loin d’être anecdotique, celle-ci témoigne d’une profonde recomposition.
Alors qu’Emmanuel Macron incarne désormais le centre droit, il devient, selon lui, vital pour Les Républicains de chercher à favoriser la porosité avec l’électorat FN.
Voici une interview de Gaël Brustier par Alexandre Devecchio parue dans le Figaro Magazine. J’espère qu’elle pourra ouvrir un débat sur l’avenir de la droite dans ces colonnes :
« Ce n’est plus l’immigration qui sépare
LR du FN, mais l’économie ! »
Le Figaro Magazine : Dans votre dernier livre, Le Désordre idéologique, paru à la rentrée, vous consacrez un chapitre à Laurent Wauquiez intitulé : « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne ». Au-delà des circonstances conjoncturelles, le renouvellement générationnel après le triple échec de Sarkozy, Juppé, Fillon et la victoire de Macron, sa victoire s’inscrit-elle dans le temps ?
Gaël Brustier : Laurent Wauquiez s’est astucieusement adapté à l’évolution de la droite. L’électorat UMP-LR s’est durci parallèlement à celui du FN sous le quinquennat Hollande. Cela s’explique par le vide idéologique engendré par la fondation de l’UMP en 2002. Rappelons que la droite post-1958 a reposé sur l’alliance de l’UNR gaulliste et des Indépendants. Depuis 1945 et jusqu’à récemment, peu de monde se disait « de droite ». Environ 20 % des Français des années 1970 s’identifiaient ainsi à « la droite » et constituèrent la première cible électorale du Front national, avant qu’il n’adopte le thème central pour lui de l’immigration. L’Histoire et la mémoire, dont les mythes gaulliens furent des éléments centraux, ont servi à délimiter ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas.
Quand, en 1998, Charles Millon conclut un accord avec le FN pour diriger la Région Rhône-Alpes, les appareils nationaux le condamnèrent. Pour se légitimer, il invoqua alors cette identité oubliée : « la droite ». Cette droite qui selon Millon n’avait « pas gouverné depuis 1945 ». Le signifiant « droite » se substitua aux signifiants « gaulliste », « démocrate-chrétien », etc. Le mot étant de retour, la droite l’était également.
Le Figaro Magazine : La victoire de Wauquiez est-elle le symptôme d’une profonde recomposition de cette droite ?
Gaël Brustier : C’est une conséquence de la crise de la droite française. Cette victoire s’inscrit en partie dans le travail idéologique précédant 2007 et l’élection de Nicolas Sarkozy. Ce dernier apporta, au mitan des années 2000, sa réponse à la véritable crise existentielle qui frappait la droite française, consécutivement à la fusion des familles politiques soutenant le président Chirac sous son impulsion. Les efforts du RPR pour accentuer une forme de mimétisme avec le centre droit et la droite classique de l’UDF ont contribué à la fusion des appareils et à priver le peuple de droite de repères.
Le Figaro Magazine : Les adversaires de Laurent Wauquiez le diabolisent volontiers, l’accusant d’être le héraut d’une droite identitaire qui flirterait avec l’extrême droite. N’est-ce pas un peu simpliste ? Comme définiriez-vous la droite Wauquiez en quelques mots ?
Gaël Brustier : Laurent Wauquiez a un impératif pour diriger LR : suivre sa base militante. C’était la condition de son élection. Ajoutons aussi que suivre son électorat est une nécessité pour LR. D’une certaine manière depuis la prise du parti par Nicolas Sarkozy, le processus se poursuit, l’UMP-LR se droitise. Compte tenu de l’ampleur prise par le FN dans les urnes, il devient vital pour Les Républicains de chercher à favoriser la porosité avec l’électorat FN et d’être le plus attractif possible. Rappelons que ces deux électorats, comme l’ont montré les enquêtes d’opinion, se sont retrouvés dans l’opposition radicale à François Hollande au cours du dernier quinquennat. Wauquiez incarne « la droite d’après ».
C’en est fini des références gaullistes. Les alliances entre cette « droite d’après » et le FN ne sont désormais qu’une question de temps.
Elles n’auront peut- être pas lieu au niveau
des appareils mais elles se feront dans les urnes.
Il y a un sens politique à tout cela. Il s’agit de vision du monde, de projet pour la France, de déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Le songe de Patrick Buisson sur le « bloc patriote » ne consistait pas à l’origine, dans sa tête, j’imagine, à faire danser un slow langoureux au général Salan et Michel Debré, il vise à changer l’ADN de la droite et à la propulser au pouvoir.
Le Figaro Magazine : Xavier Bertrand, ancien RPR anti-Maastricht, reproche à Laurent Wauquiez, ex-centriste fédéraliste, ses accents eurosceptiques. On a le sentiment que les postures idéologiques servent à masquer le choc des ambitions dans un univers de communication où la vraie politique a disparu …
Gaël Brustier : Les responsables politiques s’inscrivent de moins en moins dans des filiations historiques, dans des logiques de mémoire collective et contribuent ainsi à priver le débat public de repères historiques et culturels fondamentaux. Le RPR avait une « politique de la mémoire » , le PS d’Epinay formait ses militants efficacement. Le « mouvement » gaulliste comme gardien d’une mémoire historique, c’est fini. Le parti des socialistes comme « intellectuel collectif », c’est oublié. Xavier Bertrand a sans doute des qualités mais on ne voit pas où il veut en venir. Ses positions anti-Wauquiez ne font pas un projet pour la France. Trop de cynisme finit par tuer le cynisme. Au contraire de l’Autriche, où le patronat a incité à l’alliance avec le FPÖ de Strache, le patronat français – Medef en tête – rejette le FN. Les amis de Strache se font les promoteurs du Mittelstand comme fleuron du monde germanique tandis que les lepénistes sont traités en parias par l’essentiel du patronat français. La droite est tiraillée entre le patronat et son électorat. Dur dilemme mais clé de tout ce débat.
Le Figaro Magazine : Depuis Voyage au bout de la droite, paru en 2011, vous prédisez une forme de fusion des droites. Celle-ci passe-t-elle nécessairement par des accords d’appareils ?
Gaël Brustier : La vision du monde dominante dans nos sociétés a muté. Non que l’on soit plus raciste qu’en 1960 ou plus acquis à l’autoritarisme qu’en 1934, mais l’idéologie actuelle articule différents éléments qui définissent un horizon à la fois identitaire et autoritaire.
Ce qui sépare désormais LR et le FN, ce n’est plus l’Histoire, ce n’est même plus la question de l’immigration c’est l’économie.
Le départ de Florian Philippot, c’est la possibilité pour le FN d’infléchir ses positions sur l’économie et l’euro, conditions d’accords éventuels avec la droite. Sur l’immigration, LR a un sérieux problème : vouloir mener la politique d’immigration du Medef tout en réservant aux immigrés une politique inspirée par le Front national.
Le Figaro Magazine : Le FN, en crise, peut-il être marginalisé par la droite Wauquiez ?
Gaël Brustier : Marine Le Pen est, du fait de sa piètre prestation lors du débat avec Emmanuel Macron, disqualifiée comme gouvernante potentielle. Comme 2007 l’a prouvé, une partie de l’électorat FN veut que ses idées arrivent au pouvoir. C’est là où il y a un vrai danger pour le FN : voir de nouveau ses électeurs les plus droitiers choisir l’efficacité. Wauquiez va donc jouer la crédibilité et continuer de faire des gestes en direction de cet électorat.
Le Figaro Magazine : L’évolution de la droite française est-elle comparable à l’évolution des droites européennes, notamment en Europe centrale ?
Gaël Brustier : Les pays d’Europe centrale et orientale suivent une trajectoire propre qui est la conséquence de leur passé sous le joug soviétique. En revanche, ce qui vient de se passer en Autriche est significatif : les conservateurs de l’ÖVP ont accepté de remettre plusieurs ministères régaliens à l’extrême droite après avoir considérablement durci leur discours.
Le Figaro Magazine : Le programme de Trump, notamment par sa dimension protectionniste, est-il également précurseur de ce qui peut se passer en France ?
Gaël Brustier : Trump a gagné grâce au nationalisme économique. Pat Buchanan, voici vingt ou vingt-cinq ans avait jeté les bases de ce projet à valeur de stratégie électorale. Bannon l’a repris et la campagne Trump, très habilement conçue, a ciblé des Américains frappés par la désindustrialisation et les effets de la crise. Une campagne ciblant via internet des populations choisies, car elle permettait à des Etats clés de basculer, fit le reste. Sans la crise et la désindustrialisation, rien n’aurait été possible.
Le Figaro Magazine : Pour reprendre le titre de votre dernier livre, la mutation de la droite s’inscrit dans un « désordre idéologique » beaucoup plus large. Alors que le Parti socialiste est sur le point de disparaître, doit-on encore parler de clivage droite/gauche ?
Gaël Brustier : Le clivage gauche/droite n’est pas mort mais il en est d’autres qui ont pris de l’importance. Il existe des clivages territoriaux entre les métropoles et les périphéries. Ces dernières ne perçoivent pas de la même façon leur destin et font un bilan contrasté des conséquences des quarante dernières années. Il existe des clivages sur le rapport à la mondialisation, la globalisation, l’intégration européenne. Il faut y être attentif. « Gauche » et « droite » sont, comme le dit Iñigo Errejon, théoricien et fondateur de Podemos en Espagne, deux métaphores qui ne sont plus investies des mêmes attentes qu’auparavant. C’est une conséquence directe du « social-libéralisme » en ce qui concerne le PS. Si le PS est sur le point de disparaître, c’est parce qu’il n’a jamais fait la critique de la réalité libérale de l’Europe et s’en est toujours remis à une représentation idéalisée de l’intégration européenne. Si l’on peut reprendre ce vieux concept marxiste, « l’Europe démocratique », « l’Europe sociale », « l’Europe fédérale » ont été la fausse conscience du PS. Au fond, comme le disait si bien Didier Motchane, « le socialisme d’aujourd’hui n’est que le manuel d’exercice d’un enterré vif ». La question pour la gauche est de bâtir un projet, une stratégie dont les possibilités réelles soient pensées. Elle doit aussi repenser la République, penser un néo-républicanisme, dont Philip Pettit est le principal penseur, et s’adresser par le concret à tous les Français, au-delà de « la gauche ».
Le Figaro Magazine : Macron, qui se veut « de gauche et de droite en même temps », est-il une réponse durable à ce « désordre » ?
Gaël Brustier : Macron entend incarner à lui tout seul le champ politique français. Et de gauche et de droite, et rocardien et chevènementiste, et gaullien et atlantiste … Il y a évidemment une dimension de dépolitisation dans ce positionnement du Président, mais elle correspond à l’essence de la V ème République. Elle se heurte néanmoins à un approfondissement des inégalités, ne résout pas la crise de légitimité rampante de notre régime politique. Le système partisan de la V ème République a été liquidé. Des directeurs d’administration sont auditionnés personnellement par le Président. Le chef de l’Etat dit aux Français : « Je suis ceci et en même temps cela. » Il y a, pour le citoyen, un côté reposant à voir s’atténuer les chicaneries politiciennes. Il ne faut pas sous-estimer cela. Macron, c’est la dernière carte d’une V ème République dont le peuple a décroché mais il peut faire durer la crise assez longtemps.
Le Figaro Magazine : Se prépare-t-on finalement à un nouveau clivage entre deux droites : une droite libérale et européenne incarnée par Macron et une droite conservatrice et « eurosceptique » incarnée par Wauquiez ?
Gaël Brustier : On assiste peut- être à l’émergence de deux blocs politiques dominants, un centriste et un à droite, deux droites en fait, fonctionnant en duopole. Le macronisme est- il centriste ou central ? C’est une question importante car si les groupes sociaux pro-Macron en agglomèrent d’autres, le macronisme durera ! L’Histoire n’est jamais écrite cependant. A gauche d’Emmanuel Macron subsiste un bloc électoral constitué d’électorats de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon. Pour l’heure, Emmanuel Macron incarne ce que Philippe Burrin appelle « l’idéologie du rassemblement national », c’est-à-dire cette idée que la communauté nationale doit dépasser clivages et antagonismes, et définir un intérêt général dépassant les intérêts de chacun. Cependant, dans un contexte de crise, rien, vraiment rien, n’est ni écrit ni inéluctable. Chacun, à sa manière, est en fait acteur.
Propos recueillis par Alexandre Devecchio pour le Figaro Magazine
Qui est Gaël Brustier ?
Gaël Brustier a navigué de la rive droite à la rive gauche. Militant séguiniste au Rassemblement pour la République (RPR) à l’âge de 17 ans, puis chevènementiste, il participe activement à la campagne de l’ancien ministre de l’Intérieur en 2002.
Militant du Parti socialiste de 2006 à 2013, il sera notamment l’un des principaux conseillers d’Arnaud Montebourg lors de la primaire de 2012 . Mais, en bon intellectuel gramsciste, ce transfuge a su rester un observateur impartial de ceux qui sont désormais ses adversaires idéologiques.
Dans Voyage au bout de la droite (Fayard) et Le Mai 68 conservateur (Les Editions du Cerf), il avait su décrypter la droitisation de la société française et l’émergence d’un nouveau conservatisme.
De longue date, Brustier avait également prédit la victoire de Wauquiez à droite comme aboutissement logique de cette recomposition. A l’occasion de la parution de son dernier livre, Le Désordre idéologique, vaste panorama du champ de bataille politique contemporain, le politologue dresse un état des lieux de la droite française pour Le Figaro Magazine.
Les ouvrages de Gaël Brustier :
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