L’assassinat de Brian Thompson, PDG de United Healthcare, par Luigi Mangione, révèle les fractures de la société américaine.
Acte politique dénonçant les abus du système de santé, il a suscité un flot de témoignages sur sa violence. Entre fascination malsaine pour un tueur devenu symbole et dénonciation légitime d’un système injuste, ce crime pose une question morale et politique :
peut-on justifier le meurtre ?
Cette question est posée par cet article de la Sélection du Jour :
Révolte sociale et justification du meurtre :
ce que révèle l’affaire Mangione
Brian Thompson, PDG de l’assurance médicale UnitedHealthcare, a été assassiné dans la rue à Manhattan (New York) en novembre dernier. Les indices laissés par son assassin présumé, Luigi Mangione, révèlent une démarche éminemment politique à l’encontre du système de santé états-unien. L’assassin lui a tiré trois balles dans le dos sur lesquelles étaient gravées les mots « Deny, Defend, Depose », une référence à la stratégie des assurances médicales pour éviter de couvrir les soins. Il a laissé un court manifeste dénonçant les pratiques des assurances santé.
Les profils sociologiques de Thompson et Mangione illustrent étrangement bien la fracture entre deux Amériques. Mangione vient d’une famille aisée de la côte Est. Major de promotion à la sortie d’un lycée privé, il a ensuite étudié dans une université de la Ivy League. Thompson, quant à lui, venait de l’Iowa et avait grandi dans une ferme. Son parcours avait tout de la réussite à l’américaine. Cet assassinat fascine le pays parce que c’est aussi une histoire clichée : l’Amérique rurale contre les côtes, le self-made man contre l’héritier. Puis tout a basculé lorsque le tueur privilégié se révolte contre un système auquel il est confronté : Mangione aurait souffert de problèmes de dos, mal soignés par le système de santé, avant de se radicaliser.
Par son crime de nature politique, son plaidoyer auquel beaucoup s’identifient, ou encore la fascination malsaine pour un tueur « beau gosse » et talentueux, Mangione est devenu une figure romantique et une star des réseaux sociaux. Les dizaines de milliers de dollars récoltés dans des cagnottes en sa faveur et les hashtags témoignent de cet engouement. La fascination pour Mangione l’inscrit dans la filiation des criminels de type « Robin des Bois » à qui l’on pourrait tout pardonner car leur illégalité est tournée vers un idéal de justice. Il s’inscrit aussi dans la figure du criminel politique voire anarchiste, à l’instar de l’universitaire Kaczynski qui avait organisé plusieurs attentats à la bombe contre ce qu’il décrivait comme la « société technicienne ».
Cet assassinat a provoqué un déferlement de témoignages, mettant en lumière un système de santé américain centré sur le profit. Au-delà du soutien direct des « fans » de Mangione, des milliers de témoignages concernant des refus de remboursement ont déferlé sur les réseaux sociaux. Ce phénomène transcende les classes sociales car la qualité de la couverture dépend surtout de la stabilité personnelle et professionnelle. Ainsi, 40 % des Américains ont des dettes pour frais de santé et 25 millions d’Américains n’ont toujours pas de couverture.
Le sentiment d’injustice est à son comble : ces deux dernières décennies, les assurances se sont enrichies alors que le taux de refus a augmenté. Et, comme l’indiquait justement Mangione dans son manifeste, les États-Unis sont le seul pays occidental où l’espérance de vie baisse. L’assurance UnitedHealthcare, qui couvre 51 millions d’Américains, avait généré 22 milliards de dollars de bénéfices en 2023, tandis que son taux de refus atteignait les 27 %. De nombreux rapports récents pointaient du doigt l’utilisation excessive de l’intelligence artificielle comme premier filtre de réponse aux assurés, qui aurait augmenté encore davantage le taux de refus.
Malgré l’ampleur du mécontentement et l’évolution des mentalités, le rapport à la santé est profondément ancré dans le modèle de société américain. Le débat a pourtant évolué depuis 2010 avec l’Affordable Care Act, aussi appelé « Obamacare ». Selon les sondages de Gallup, le nombre d’Américains qui considèrent que le gouvernement fédéral doit assurer une couverture santé pour chaque individu est passé de 42 % en 2013 à 62 % en 2024. Malgré cette évolution, l’idée de liberté individuelle vis-à-vis du gouvernement fédéral reste ancrée dans les mentalités, indépendamment du niveau de richesse et plus notablement encore chez les électeurs républicains.
Le débat légitime autour des défauts du système de santé américain ne devrait pas atténuer la violence de ce meurtre. Au-delà de la question sociale, cette affaire soulève un débat moral :
l’assassinat peut-il être légitime ?
Il faut d’abord noter que le « fan-club » de Mangione dépasse les clivages : certains l’acclament comme un héros ou justifient son acte, d’autres expriment carrément une fascination romantique voire érotique. Mais le « phénomène Mangione » révèle une dangereuse confusion de valeurs : de nombreux propos tendent à laisser penser, pour paraphraser le manifeste de Mangione, que « Thompson l’avait bien mérité ».
Plus grave, la justification du meurtre comme outil politique légitime. Nathalie Arthaud a déclaré qu’il faudra plus que l’acte « d’un justicier individuel ».Ce type de propos s’inscrit dans la tradition d’une frange non-négligeable de l’extrême-gauche. Face au traitement parfois complaisant de l’affaire, il faut remettre les pendules à l’heure. Il est tout à fait possible de dénoncer le système américain et prendre en compte les milliers de témoignages, tout en rappelant qu’assassiner un homme de sang-froid, dans le dos, n’est aucunement justifiable.
Matthieu Delaunay pour la Sélection du Jour.
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