Cheffe d’établissement dans le Sud-Ouest, Leïla* alerte en vain sa hiérarchie d’une pression religieuse toujours plus intense. Effrayant.
« Les hussards noirs de la République ?
J’en connais, bien sûr…
Mais nous ne sommes plus très nombreux. »
Voici un témoignage poignant et glaçant d’une directrice d’école recueilli par Géraldine Woessner pour le Point :
En apprenant le crime barbare dont a été victime, vendredi, l’enseignant Samuel Paty, sauvagement décapité pour avoir fait son métier, Leïla* s’est sentie submergée, d’horreur, évidemment, mais aussi de colère. Depuis vingt ans, elle dirige une école primaire dans un quartier prioritaire d’une ville du Sud-Ouest, l’un des plus pauvres de France. Et, depuis vingt ans, elle contemple la laïcité se déliter, les communautarismes gagner du terrain … Dans l’indifférence de sa hiérarchie, comme des syndicats d’enseignants censés la représenter. Depuis des années, elle alerte dans le vide. Elle a accepté de nous raconter son quotidien. Entretien.
Le Point : Comment avez-vous réagi, vendredi, en apprenant l’assassinat de Samuel Paty ?
Leïla : J’ai été effarée, effrayée. Par la barbarie elle-même, et par l’enchaînement des faits. Comment a-t-on pu ne pas mettre cet enseignant en sécurité ? Il a été accusé sur les réseaux sociaux, un père d’élève a appelé à des sanctions, à des manifestations, l’a accusé de diffuser des images pédopornographiques. Une délégation de parents, dans laquelle figurait un islamiste représentant un « conseil des imams », a été reçue par la principale d’un collège public ! Mais comment est-ce possible ?
S’il n’avait pas été assassiné, l’incident se serait clos sur cette incroyable conclusion que l’enseignant avait commis une « maladresse ». On le voit aujourd’hui : le « pas de vague » peut tuer. Cela m’a automatiquement renvoyée en janvier 2015, lorsque j’avais dû parler aux élèves au lendemain des attentats. Ce vendredi, j’ai regretté d’être en vacances. Pendant quinze jours, des fake news vont se répandre dans le quartier que je ne serai pas là pour déconstruire. Avec les réseaux sociaux, on voit la limite de l’instruction, et le pouvoir de l’ignorance. Depuis un an, une partie de mon travail consiste à expliquer aux parents d’élèves que, non, les masques ne sont pas une manœuvre du gouvernement pour nous embrumer le cerveau au dioxyde de carbone, ou que les enseignants ne vont pas vacciner de force tous les enfants contre le Covid. Et puis j’ai la trouille … Je n’ai rien posté sur les réseaux sociaux, car certains parents pourraient mal prendre un message de soutien que je ne serais pas là pour expliquer : je ne peux pas maîtriser l’ignorance et les rumeurs de quartier.
Le Point : Votre école accueille 250 élèves, de 2 à 11 ans. Les atteintes à la laïcité en primaire sont rarement évoquées dans le débat public. Y sont-elles moins présentes ?
Leïla : Les atteintes à la laïcité sont mon quotidien, un combat permanent. Plus de 90 % de mes élèves sont de confession musulmane – ils ne mangent pas de porc à la cantine. J’ai principalement des problèmes sur la nourriture. Chaque jour, on me réclame de la viande hallal. Une mère d’élève m’a agressée parce qu’elle exigeait que j’interdise à sa fille de manger le poulet qui n’était pas hallal. Sans cesse, je dois leur rappeler ce qu’est la laïcité, qu’on ne peut pas faire des menus particuliers pour chaque confession, mais ils ont beaucoup de mal à l’entendre. J’ai dû me résoudre à interdire les bonbons dans l’école, car trop de parents se plaignaient de la gélatine de porc (et je n’allais pas, dans la classe, donner des friandises aux seuls non-musulmans …) On s’interdit aussi de dire à un enfant qu’il écrit « comme un cochon » parce qu’on sait qu’on peut avoir des problèmes avec des parents qui pensent qu’on a insulté leur enfant …
Mes élèves confondent origine, religion et nationalité. Ils ne savent pas qu’ils sont français.
Le Point : Les relations entre les enfants restent-elles apaisées ?
Leïla : Bien sûr ! Mais je ressens une forte pression sociétale de familles de plus en plus pratiquantes. Une petite fille de CP avait interdiction de jouer avec les garçons et son père la surveillait par le grillage en récréation pour vérifier … J’ai dû expliquer à la petite fille que je n’étais pas d’accord avec son papa et qu’ici elle jouerait avec qui elle voulait. Les problèmes de laïcité sont plus visibles dans le secondaire, mais, comme nous sommes en contact direct avec les familles, nous voyons la racine. En 2015, un de mes élèves de CM2 avait écrit que les chambres à gaz étaient « une vue de l’esprit ». Lorsque j’ai convoqué son père et lui ai mis sous le nez l’évaluation d’histoire, il m’a répondu que mon métier était de lui apprendre l’orthographe …
Et, chaque jour, je dois lutter contre l’ignorance. Mes élèves sont dans une grande confusion, ils confondent origine, religion et nationalité. Ils ne savent pas qu’ils sont français (ils disent qu’ils sont arabes), ils ignorent pourquoi ils ne mangent pas de porc, sans que ce soit malveillant ou agressif, d’ailleurs ! L’ignorance fait des ravages. Dans leurs familles, on ne leur explique rien. La majorité de mes élèves me disent qu’ils ne peuvent pas supporter l’équipe de France de foot parce que les Français mangent du porc. J’ai donc adopté une méthode, très politiquement incorrecte, mais qui fonctionne …
Nous avons fait une erreur terrible en considérant que la laïcité, à l’école, consistait à ne pas parler de religion.
Le Point : Laquelle ?
Leïla : Quand un enfant me dit qu’il n’est pas français, je l’emmène dans mon bureau et je lui montre son acte de naissance. Je lui explique que nous avons tous des origines diverses – turque, algérienne, allemande… –, que c’est pour cela qu’il parle arabe (c’est une langue), mais qu’il est bien français et qu’il ne mange pas de porc parce qu’il est de religion musulmane. Pour eux, c’est une découverte ! Lorsqu’une petite fille de CE1 est tombée dans les pommes parce qu’elle voulait faire le ramadan, j’ai convoqué sa mère et je lui ai fait un sermon : je lui ai clairement dit qu’en respectant le choix de sa fille avant la puberté elle la mettait en danger.
Ma hiérarchie serait horrifiée si elle l’apprenait, car je suis sortie de mon rôle … Mais je considère que c’est mon devoir. Nous avons fait une erreur terrible en considérant que la laïcité, à l’école, consistait à ne pas parler de religion. On renforce les communautarismes ! Au contraire, il faut en parler, briser les tabous. Mon inspectrice s’est décomposée quand je lui ai expliqué cela. La hiérarchie a peur d’avoir des problèmes, de la presse …
Le Point : Avez-vous déjà signalé des familles pour radicalisation ?
Leïla : Jamais. Mais c’est une question que je me pose souvent … Je m’interroge beaucoup sur l’intensité de la pratique religieuse de certaines familles. Quand les élèves me réclament chaque jour la mise en place du cours d’arabe, je me demande à quel point il n’y a pas quelqu’un, derrière, qui les pousse à exiger cela le plus rapidement possible. Plusieurs fois, j’ai signalé le fait que les cours d’arabe et de turc sont dispensés par des professeurs nommés par les consulats de ces pays. Je ne parle pas arabe, je ne peux rien contrôler.
L’an dernier, de nombreux parents d’origine turque se sont présentés dans mon école, envoyés par la mosquée ! Je comprends que certains directeurs hésitent à résister. Quand l’un de mes collègues a signalé à sa hiérarchie que des enfants s’étaient plaints d’être frappés physiquement par leur professeur d’arabe de la mosquée, on l’a accusé d’islamophobie, et nos supérieurs lui ont conseillé de se mêler de ce qui le regardait car il ne fallait pas que la presse s’en empare … Nous n’avons pas les moyens de lutter contre l’ignorance.
Le Point : On vous sent en colère contre votre hiérarchie.
Leïla : Je le suis. Et je ne supporte plus les discours hypocrites de gens qui, dans les faits, nous abandonnent. Nous n’avons aucune formation à la laïcité. Dans le primaire, 18 heures de formation sont prévues, et 9 heures de français et 9 heures de mathématiques sont obligatoires. Toutes les autres formations doivent être faites sur notre temps personnel et avec nos propres deniers. Nous ne sommes pas soutenus : derrière les discours médiatiques, le « pas de vague » règne en maître. Et nous n’avons aucun moyen de lutter …
Le Point : Votre école est située dans un quartier « politique de la ville. » N’avez-vous pas de moyens supplémentaires ?
Leïla : Si : j’ai un enseignant supplémentaire, à mi-temps, pour aider les enfants qui ne parlent pas français. C’est tout. Mais imaginez : dans chaque classe de 25 élèves, j’en ai 5 qui sont demandeurs d’asile (ils sont arrivés dans l’année, d’Afrique subsaharienne, d’Albanie, de Géorgie…) et les deux tiers qui vivent dans des familles non francophones. Je communique avec elles grâce à mon grand ami « Google Traduction » ! Parce que le collège de mon secteur est socialement plus mixte, nous avons été exclus en 2015 des zones REP et REP + et ne bénéficions pas de classes à 12 élèves. Je n’ai pas les moyens d’éduquer, mais on ne peut pas lutter pour la laïcité et les valeurs républicaines, construire un État de citoyens pensants si on ne lutte pas pour l’éducation. Les frères Kouachi, comme l’assassin de Samuel Paty, ont fait toute leur scolarité en France. Sans moyens, l’ignorance va gagner et l’islamisme est clairement, avant tout, le produit de l’ignorance.
Le Point : Jean-Michel Blanquer vous a promis ce week-end sa protection et un « cadrage national strict et puissant » en prévision de la rentrée le 2 novembre. N’est-ce pas positif ?
Leïla : Ce sont des mots. Depuis vendredi, le ministre s’est contenté de nous envoyer des messages vidéo. Le cadrage national qu’il annonce, ce seront des fiches pour nous expliquer comment parler à nos élèves. Mais je n’ai pas besoin de fiches, je sais comment leur parler.
Ce dont j’ai besoin, c’est d’être soutenue par ma hiérarchie,
et d’être protégée si je porte plainte ! Monsieur Blanquer parle à la télévision des « référents laïcité » comme s’il y en avait partout. Mais il n’y en a qu’un par académie ! Je ne l’ai jamais vu. Comme je n’ai jamais reçu la visite d’un médecin scolaire : le poste existe, mais il n’est pas pourvu. Quant à la sécurité …, dans mon école, elle est inexistante. Le plan particulier de mise en sûreté dont le ministre se félicite, lié au plan Vigipirate, est une plaisanterie. Nous sommes censés faire chaque année des exercices attentat-intrusion. Le système d’alerte doit être différent de celui de l’alarme incendie : on m’a donné une corne de brume de supporteurs de foot et je cours partout dans l’école en soufflant dedans. Si l’on me tue, bien sûr, je ne préviens personne. De nombreuses classes n’entendent pas. Les enseignants ne peuvent pas se calfeutrer : ils n’ont pas les clés des portes, quelqu’un à la mairie les a perdues. De toute façon, certaines portes sont vitrées. Je le signale chaque année et on me répond que l’essentiel est d’entrer les données dans l’intranet … C’est absurde, kafkaïen. Il faudrait un signal lumineux dans toutes les classes, avec plusieurs déclencheurs, et des portes qui ferment à clé. Mais les collectivités n’ont pas les moyens de financer cela … Alors, on fait semblant.
Le Point : Vous sentez-vous en insécurité ?
Leïla : Je me sens en sécurité par ma force de conviction. La base reste solide, et des hussards tiennent. Le fait que je sois physiquement typée (Leïla est d’origine algérienne, NDLR) m’aide aussi. Mais je suis fatiguée … Je ne supporte plus ces grands-messes après chaque attentat qui ne sont jamais suivies d’actes. En octobre 2018, après la diffusion d’une vidéo montrant une enseignante braquée avec un revolver, un comité de réflexion sur les violences scolaires a été mis en place. On n’en a plus jamais entendu parler. C’est la même chose pour les commissions, les Grenelle, les groupes de travail …
Je suis fatiguée et je suis triste. Je pense bientôt arrêter. J’ai l’impression d’abandonner mes élèves, alors que je sais que ça peut marcher … Mais on ne peut pas tout porter seuls. Je n’attends pas d’aide pédagogique à destination des élèves : je connais mon travail. J’attends une estime et une reconnaissance hiérarchiques, et la protection concrète des enseignants, juridique et physique.
Nous n’avons pas signé pour nous faire décapiter.
* Tous les prénoms ont été modifiés.
Propos recueillis par Géraldine Woessner pour le Point.
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