Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais, né à Beyrouth en 1949. Il a reçu le prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios et a été élu à l’Académie française en 2011.
Amin Maalouf a connu la fuite d’Egypte puis l’effondrement moral du Liban, la fin de l’âge d’or d’une coexistence harmonieuse entre les cultures et les religions. Avec « Le Naufrage des civilisations », l’écrivain et académicien replonge dans sa propre histoire et analyse les conséquences tragiques du choc prophétisé par Samuel Huntington. Le Figaro Magazine en a dévoilé des extraits exclusifs que voila :
Je ne suis pas de ceux qui aiment à croire que « c’était mieux avant ». Les découvertes scientifiques me fascinent, la libération des esprits et des corps m’enchante, et je considère comme un privilège de vivre à une époque aussi inventive et aussi débridée que la nôtre. Cependant j’observe, depuis quelques années, des dérives de plus en plus inquiétantes qui menacent d’anéantir tout ce que notre espèce a bâti jusqu’ici, tout ce dont nous sommes légitimement fiers, tout ce que nous avons coutume d’appeler « civilisation ».
Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est la question que je me pose chaque fois que je me trouve confronté aux sinistres convulsions de ce siècle. Qu’est-ce qui est allé de travers ? Quels sont les tournants qu’il n’aurait pas fallu prendre ? Aurait-on pu les éviter ? Et aujourd’hui, est-il encore possible de redresser la barre ?
Si j ‘ai recours à un vocabulaire maritime, c’est parce que l’image qui m’obsède, depuis quelques années, est celle d’un naufrage – un paquebot moderne, scintillant, sûr de lui et réputé insubmersible comme le Titanic, portant une foule de passagers de tous les pays et de toutes les classes, et qui avance en fanfare vers sa perte.
L’ombre de Nasser
La crise de Suez se solda par une débâcle politique majeure pour les deux principales puissances coloniales européennes et par un triomphe pour Nasser. Il avait offert à son peuple une revanche éclatante ; il avait fait taire pour longtemps la surenchère des islamistes ; et il était apparu, sur la scène mondiale, c0mme le nouveau champion de la lutte pour le droit des peuples opprimés.
C’est en cet instant de gloire que le raïs prononça l’arrêt de mort de l’Egypte cosmopolite et libérale. Il prit une série de mesures visant à chasser du pays les Britanniques, les Français et les juifs. En apparence, c’était là une sanction « ciblée », dirigée contre ceux qui avaient mené « l’agression tripartite ». Dans la réalité, sa politique provoqua un exode massif de toutes les communautés dites « égyptianisées », dont certaines étaient établies depuis plusieurs générations, voire plusieurs siècles, sur les bords du Nil. [ … ]
Par certains côtés, Nasser a été le dernier géant du monde arabe, peut-être même sa dernière chance de se relever. Cependant, il s’est si lourdement trompé, et sur tant de questions essentielles, qu’il n’a laissé dans son sillage qu’amertume, remords et déception. Il a aboli le pluralisme pour instaurer un parti unique ; il a muselé la presse, qui avait été assez libre sous l’ancien régime ; il s’est appuyé sur les services secrets pour faire taire ses opposants ; sa gestion de l’économie égyptienne a été bureaucratique, inefficace et finalement ruineuse ; sa démagogie nationaliste l’a conduit vers le précipice, et tout le monde arabe avec lui …
Liban : l’oasis ensevelie
Ce délabrement matériel et moral est d’autant plus affligeant que le Beyrouth de ma jeunesse vivait, en matière de coexistence entre les religions, une expérience rare, qui aurait pu, je crois, offrir à sa région si tourmentée, et même à d’autres parties du monde, un exemple à méditer.
Je n’ignore pas que tout être humain est tenté, en vieillissant, d’ériger le temps de sa jeunesse en âge d’or. Néanmoins, force est de constater que, dans le monde d’aujourd’hui, nulle part on ne parvient à faire vivre ensemble, de manière équilibrée et harmonieuse, des populations chrétiennes, musulmanes et juives. […]
Cette méfiance profonde entre les adeptes des religions monothéistes, solidement installée dans les esprits et constamment alimentée par l’actualité quotidienne, rend difficile tout échange fécond entre les populations, et toute osmose harmonieuse entre les cultures.
Je ne doute pas qu’il se trouve, sous tous les cieux, d’innombrables personnes de bonne volonté qui veulent sincèrement comprendre l’Autre, coexister avec lui, en surmontant leurs préjugés et leurs craintes. Ce qu’on ne rencontre presque jamais, en revanche, et que je n’ai connu moi-même que dans la cité levantine où je suis né, c’est ce côtoiement permanent et intime entre des populations chrétiennes ou juives imprégnées de civilisation arabe, et des populations musulmanes résolument tournées vers l’Occident, sa culture, son mode de vie, ses valeurs.
Cette variété si rare de coexistence entre les religions et entre les cultures était le fruit d’une sagesse instinctive et pragmatique plutôt que d’une doctrine universaliste explicite. Mais je suis persuadé qu’elle aurait mérité d’avoir un grand rayonnement. Il m’arrive même de penser qu’elle aurait pu agir comme un antidote aux poisons de ce siècle. Ou, du moins, fournir quelques arguments probants à ceux qui voudraient résister aux dérives identitaires. Le fait que les populations qui jouaient ce rôle de catalyseur soient aujourd’hui déracinées et en voie d’extinction n’est pas seulement malheureux pour ces communautés elles-mêmes et pour la diversité des cultures. La désintégration des sociétés plurielles du Levant a causé une dégradation morale irréparable, qui affecte à présent toutes les sociétés humaines, et qui déchaîne sur notre monde des barbaries insoupçonnées.
1979
Dans mes notes personnelles, je me suis mis à parler d’une « année de l’inversion », ou parfois d’une « année du grand retournement », et à recenser les faits remarquables qui semblent justifier de telles appellations. Ils sont nombreux, et j’en évoquerai quelques-uns au fil des pages. Mais il y en a surtout deux qui m’apparaissent particulièrement emblématiques : la révolution islamique proclamée en Iran par l’ayatollah Khomeiny en février 1979 ; et la révolution conservatrice mise en place au Royaume Uni par le Premier ministre Margaret Thatcher à partir de mai 1979.
Un océan de différence entre les deux événements, comme entre les deux conservatismes. Et aussi, bien entendu, entre les deux personnages-clés ; pour trouver dans l’histoire de l’Angleterre un équivalent de ce qui s’est passé en Iran avec Khomeiny, il faudrait remonter à l’époque de Cromwell, lorsque les révolutionnaires régicides étaient également des puritains et des messianistes. Il y a néanmoins, entre les deux soulèvements, une certaine similitude, qui ne se réduit pas à la proximité des dates. Dans un cas comme dans l’autre, on a levé l’étendard de la révolution au nom de forces sociales et de doctrines qui avaient été, jusque-là, plutôt les victimes, ou tout au moins les cibles, des révolutions modernes : dans un cas, les tenants de l’ordre moral et religieux ; dans l’autre, les tenants de l’ordre économique et social.
Chacune de ces deux révolutions allait avoir des répercussions planétaires majeures. Les idées de Mme Thatcher allaient très vite gagner les Etats-Unis avec l’arrivée de Ronald Reagan à la présidence ; tandis que la vision khomeyniste d’un islam à la fois insurrectionnel et traditionaliste, résolument hostile à l’Occident, allait se propager à travers le monde, prenant des formes très diverses, et bousculant les approches plus conciliantes.
La faillite morale de l’Occident
Quand le militantisme islamiste commença à se propager sur l’ensemble de la planète, en s’attaquant surtout, et avec une rare férocité, à des cibles occidentales, bien des gens se demandèrent si l’Amérique, obnubilée par sa lutte contre le communisme, n’avait pas joué à l’apprenti sorcier en favorisant l’émergence de forces qui allaient se retourner contre elle. […]
Mais s’il est difficile de reprocher aux responsables américains d’avoir privilégié la lutte à outrance contre la superpuissance rivale, il n’en reste pas moins vrai qu’ils ont effectivement joué aux apprentis sorciers en favorisant l’émergence d’un phénomène inédit, complexe, insaisissable, déconcertant, et qu’ils n’allaient plus pouvoir maîtriser. […] J’ai dit que les régimes communistes avaient déconsidéré pour longtemps les idées universelles qu’ils étaient censés promouvoir. Je me dois d’ajouter que les puissances occidentales ont, elles aussi, abondamment discrédité leurs propres valeurs. Non parce qu’elles ont combattu avec acharnement leurs adversaires marxistes ou tiers-mondistes – cela, on pourrait difficilement le leur reprocher ; mais parce qu’elles ont instrumentalisé avec cynisme les principes universels les plus nobles, au service de leurs ambitions et de leurs avidités ; et, plus que cela encore, parce qu’elles se sont constamment alliées, particulièrement dans le monde arabe, aux forces les plus rétrogrades, les plus obscurantistes, celles-là mêmes qui allaient un jour leur déclarer la plus pernicieuse des guerres.
Le spectacle affiigeant que la planète présente en ce siècle est le produit de toutes ces faillites morales, et de toutes ces trahisons.
Devoir de lucidité
Lorsque j ‘ai évoqué […] la civilisation mourante dans les bras de laquelle je suis né, je ne pensais pas uniquement à celle du Levant. Sans doute était-elle un peu plus mourante que d’autres, si j’ose dire; elle a toujours été fragile, vacillante, évanescente, et à présent elle est en ruine. Mais elle n’est pas la seule dont je me réclame, ni la seule qui m’ait nourri, ni la seule, non plus, qui soit aujourd’hui menacée de sombrer.
Je me dois d’ajouter, concernant ma civilisation d’origine, que si sa disparition est forcément une tragédie pour ceux qui ont grandi en son sein, elle l’est à peine moins pour le reste du monde. Je demeure convaincu, en effet, que si le Levant pluriel avait pu survivre et prospérer et s’épanouir, l’humanité dans son ensemble, toutes civilisations confondues, aurait su éviter la dérive que nous observons de nos jours.
C’est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde. […] Mon intention n’était sûrement pas de prêcher le découragement, mais il est du devoir de chacun, dans les circonstances si graves que nous traversons en ce siècle, de demeurer lucide, sincère, et digne de confiance. Quand, pour calmer les frayeurs de ses contemporains, on choisit de nier la réalité des périls et de sous-estimer la férocité du monde, on court le risque d’être très vite démenti par les faits.
Si les routes de l’avenir sont semées d’embûches, la pire conduite serait d’avancer les yeux fermés en marmonnant que tout ira bien.
Extraits choisis par Paul Sugy
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