Je publie aujourd’hui la deuxième partie du discours d’Alexandre Soljenitsyne, en 1978, à Harvard.
Tout l’intérêt de ce discours tient dans son actualité bien qu’il ait été prononcé il y a … 45 ans !
La première partie avait été consacrée à la faillite des élites et à l’abandon de la notion de courage.
La deuxième partie reprend deux chapitres du discours. Le premier est dédié à la dépression qui atteint les sociétés occidentales et le second à sa médiocrité intellectuelle. Les deux mettent en cause le sacrosaint Etat de droit si cher aux progressistes de l’Occident.
Une société dépressive
Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest les marques de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette compétition active et interne finit par dominer toute pensée humaine et n’ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel.
L’indépendance de l’individu à l’égard de nombreuses formes de pression étatique a été garantie. La majorité des gens ont bénéficié du bien-être, à un niveau que leurs pères et grands-pères n’auraient même pas imaginé. Il est devenu possible d’élever les jeunes gens selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à l’épanouissement physique, au bonheur, au loisir, à la possession de biens matériels, l’argent, les loisirs, vers une liberté quasi illimitée dans le choix des plaisirs.Pourquoi devrions-nous renoncer à tout cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?
Même la biologie nous enseigne qu’un haut degré de confort n’est pas bon pour l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie de la société occidentale commence à ôter son masque pernicieux. La société occidentale s’est choisie l’organisation la plus appropriée à ses fins, une organisation que j’appellerais « légaliste ». Les limites des droits de l’homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois. Ces limites sont très lâches.
Les hommes à l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que, paradoxalement, les lois tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour une personne moyenne sans l’aide d’un expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de
tout. Si quelqu’un se place du point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé. Nul ne lui rappellera que cela pourrait n’en être pas moins illégitime. Impensable de parler de
contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait absurde. On n’entend pour ainsi dire jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits jusqu’aux extrêmes limites des cadres légaux.
Médiocrité spirituelle
J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu’une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société.
Quand la vie est toute entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme.
Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre siècle menaçant armés des seules armes d’une structure sociale légaliste.
Aujourd’hui, la société occidentale nous révèle qu’il règne une inégalité entre la liberté d’accomplir de bonnes actions et la liberté d’en accomplir de mauvaises. Un homme d’État qui veut accomplir quelque chose d’éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité, pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer : d’emblée, on lui tendra mille pièges.
De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.
Il est aisé, en tout lieu, de saper le pouvoir administratif, et il a en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la société, en tant que telle, est désormais sans défense contre les initiatives de quelques-uns.
Il est temps, à l’Ouest, de défendre, non pas tant les droits de l’homme, que ses devoirs.
D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace sans limite. Il s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes à opposer à l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faite aux enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d’horreur. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne pas regarder et de refuser ces spectacles.
L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal […].
L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble qu’elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu à l’Ouest, alors même que les meilleures conditions de vie sociales semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi […].
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Une réponse à “En 1978, Alexandre Soljenitsyne avait tout compris (2)”
Bien vu !