Marie Laforêt 1939 – 2019
Chacun d’entre nous a une Marie Laforêt personnelle, secrète, dirais-je même.
Sa Marie Laforêt enchantée du fin fond des âges. Chatte sauvage et fuyante comme un baiser volé.Le métier n’aura pas réussi à te dompter en cinquante ans de carrière. Beauté sixties qui griffe au moindre mot de travers. Peut-être, l’incarnation la plus parfaite de cet être inatteignable que les poètes de l’Antiquité scandaient à la veillée. Et puis, cette répartie cassante faussement amusée avec ce visage d’ange noir apparaissant dans le petit écran au milieu des banalités des variétés, était un ravissement. La télé, cet organe froid, se mettait enfin à vibrer. Tant d’ironie délicieuse et de distance équivoque, ça nous changeait des attitudes geignardes des artistes en promotion, au début des années 80.
Marie Laforêt possédait cet art du quant-à-soi, elle envoyait les malotrus sur orbite. Les cons s’en méfiaient. Les plus malins s’y brûlèrent l’âme. Les romantiques acerbes s’en firent une alliée pour la vie. Elle pouvait, au choix, vous rabrouer, vous snober et, dans l’un de ses jours de grâce, vous faire la patte douce, de toute façon, vous étiez pris à son piège dès qu’elle avait posé les yeux sur vous. Singulière et hautaine, désarmante et enjouée, un halo de séduction la nimbait derrière un micro ou devant une caméra. Ce regard bravache et nostalgique en fit dérailler plus d’un. Féministe aux cils maquillés, brune incendiaire en robe sage, elle ne singeait pas les sentiments, elle était l’amour. Forcément incorrect et abyssal.
L’irruption du désir dans le confort ouaté d’un intérieur bourgeois,
voilà comment je ressentis ma première vision de toi. Comment oublier cette secousse sismique à l’heure du thé entre les dessins de Faizant et les shows de Guy Lux. Nous t’attendions, fébriles et disciplinés, affalés dans nos canapés. Tu aurais fait un chef des Armées en jupon et en jurons, redoutable. Nous aurions envahi des pays, juste pour toi, juste pour entendre cette voix lancinante qui s’exhale dans les aigus et qui s’engouffre dans les interstices de la solitude. Marie douceur ou Marie colère, deux faces d’une même personnalité en dehors des standards de la pensée unique, tu étais indivisible.
Notre République aurait pu te choisir en Marianne, les brunes étaient alors en ballottage défavorable.
Triste comme une ballade mélancolique, pétulante dans ta classe désinvolte, tu méprisais les codes sociaux. Nous sentions qu’avec toi, nous découvrions un nouveau territoire féminin, en dehors des minauderies et des provocations. Marie Laforêt déjouait les plans tout tracés, les carrières rectilignes, les évidences du système. Elle surgissait toujours là où on ne l’attendait pas. De Sergent Pepper à Laurent Ruquier, jamais avare d’un mot qui blesse, d’une attitude folle que les petites filles tentent en vain d’imiter, elle était atrocement libre, donc rare. Comment ne pas évoquer ton sens du comique à l’anglaise ou à la suisse, tout en froideur et sous-entendus.
Appendre ta disparition un dimanche de novembre où il pleut sans discontinuer, encore l’un de tes tours pour figer à jamais notre imaginaire. La pluie fixe notre tristesse et nous rappellera longtemps ta silhouette bombesque, cette moue pleine d’irrévérence et ce corps d’amazone. Marie la chanteuse, l’actrice, la théâtreuse, la chroniqueuse télé, classieuse à couper le souffle des hommes trop sûrs d’eux, tu avais quatre-vingts ans. Comment le croire ? Pour moi, tu resteras jusqu’à la fin des temps, cette quadragénaire désirable, aux traits légèrement abîmés par la vie, d’une impudeur langagière sublime digne des meilleurs moralistes, ce rôle que tu interprétas dans les potacheries belmondesques, ces farces commerciales du dimanche soir.
Face à un Jean-Paul au style musculeux, tu étais son double intimiste, élégante et décorsetée. Insaisissable, en somme.
Thomas Morales pour Causeur.
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