Qui mieux que Denis Tillinac pourrait défendre l’identité française, l’amour des terroirs et le respect des traditions ?
Voici sa dernière chronique dans Valeurs actuelles, qui vient apporter ici sa contribution à la lutte contre le progressisme forcené dans une sorte d’éloge à la lenteur :
Alors que l’homme a besoin d’éléments stables et de mémoire pour se construire, le système pousse à un renouvellement permanent au nom de « l’innovation ».
La « révolution numérique » créera-t-elle à terme autant d’emplois nouveaux qu’elle en a supprimés ? Rien ne le prouve. Favorisera-t-elle une économie susceptible de satisfaire les besoins élémentaires de l’homme sans trop endommager notre planète ? Rien ne le laisse présumer. Pour l’heure, le système entretient une frénésie consumériste anarchique, insoucieuse de l’environnement et qui menace notre intégrité psychique. En effet, il exige des « innovations » en permanence pour survivre face à la concurrence. Les sciences appliquées ne cessant de concevoir des procédés et des produits inédits, un acteur économique ne peut plus s’en remettre à ce qu’il a assimilé. La formation professionnelle sera donc continue; on ira à l’école jusqu’à l’âge de la retraite pour désapprendre ce qu’on a cru savoir afin de n’être pas largué. Il faudra en somme s’habituer à être toujours déshabitué pour rester « performant ».
Le monde à venir contractera le temps et concassera l’espace; nos décors familiers y auront la vie brève. De même la texture de nos désirs. Nous bivouaquerons dans l’éphémère, nous caboterons dans l’immanence, « comme un chien crevé au fil de l’eau », disait Bernanos. « La forme d’une ville/ Change plus vite, hélas! que le coeur d’un mortel. » Ce vers de Baudelaire, son « hélas! » traduisaient déjà la hantise d’une dépossession. Comment réagirait-il dans nos sociétés où les noces immémoriales de la permanence et de la nouveauté, les querelles d’antan entre anciens et modernes, sont supplantées par une course sans escale et à l’aveugle vers un devenir indéfini ?
Le philosophe Ellul dénonçait dès les années cinquante l’asservissement prévisible de l’homme à une technique en croissance exponentielle, qui nous somme de nous « adapter ». Or, expliquait-il, c’est l’esclave qui s’adapte aux exigences du maître; une conscience libre doit refuser de se plier aux injonctions d’une machine. Depuis lors, la sophistication des trouvailles techniciennes a aggravé notre servitude. Elle a effacé le couple historique Bien-Mal pour imposer un manichéisme brutal: « branché » contre « ringard ». Ainsi le goût du jour, fabriqué par la pub et le marketing, est devenu le critère unique de la bienséance sociale et morale.
Jadis et naguère, « l’innovation » infléchissait le cours des réalités coutumières au rythme des générations. Elle est désormais l’injonction majeure d’une idéologie soft mais d’autant plus sournoisement totalitaire: la « modernité ». Aucune valeur, aucun référent: « innover » pour « avancer » sur le front d’une guerre économique où tout un chacun est l’ennemi de son prochain. Innover pour produire plus vite et moins cher des choses vouées au rebut, presque toujours inutiles et souvent polluantes. Innover parce qu’une toupie, pour ne pas choir, doit tourner – et le tempo s’accélère, les « innovations » se succèdent dans des labos où Prométhée ne tardera plus à enfanter Frankenstein. Les avancées de la médecine procurent un alibi à cette fuite en avant. Elles sont utiles à l’humanité, c’est indiscutable. Quant au reste …
L’architecture d’un psychisme humain a besoin de permanence. De pierres d’achoppement stables. D’un paysage intérieur qui ne peut se construire que dans la longue et lente durée. Notre soif de vivre, notre affectivité, notre poétique ont besoin de s’épanouir sereinement dans un giron familial, culturel, spirituel que la « modernité » leur refuse. Elle pose en axiome la supériorité du dernier cri sur celui de la veille, de l’effervescence sur la consistance, de l’instantané sur la mémoire. De ce qui brille sur ce qui dure, disait Senghor. C’est une mauvaise idole et au fond nous en sommes tous convaincus. Sinon l’idée de progrès ne serait pas tombée dans un tel discrédit après un règne de deux siècles sur les esprits. La réforme intellectuelle et morale que Renan préconisait à son époque s’impose plus que jamais. Elle implique au préalable une réappropriation de ce qui est indémodable.
Denis Tillinac pour Valeurs actuelles.
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