Voici la troisième partie d’un article de Polemia rapportant l’intervention de Frédéric Rouvillois au IX ème forum de la dissidence consacré au gouvernement des juges.
La première partie avait été dédiée à un rappel historique du pouvoir des juges à travers les âges.
La deuxième partie avait présenté les solutions « amont » pour contrecarrer le pouvoir des juges.
Voici la suite de l’article dédiée aux solutions à utiliser en aval :
En aval : des solutions plus crédibles
En définitive, les solutions situées en amont de la décision du juge s’avèrent incertaines, contrairement à celles qui, se situant en aval, après l’intervention du juge, paraissent plus efficaces, même si elles impliquent une intervention au coup par coup – celle de l’exécutif, du législatif, voire du peuple lui-même.
A) L’exécutif
1) Le lit de justice
Sous l’Ancien régime, les cours souveraines, chargées de vérifier les lois du roi, peuvent refuser de les enregistrer, notamment lorsqu’elles les jugent contraire aux lois fondamentales. Elles envoient alors des « remontrances » au roi afin de lui expliquer pourquoi. Si celui-ci estime ces remontrances injustifiées, il peut contraindre la cour à enregistrer la loi par des « lettres de jussion ». Mais il arrive que la cour persiste dans son refus – conduisant à un blocage de la procédure législative. Dans ce cas, confronté à la résistance opiniâtre des juges, le roi dispose d’un moyen ultime, le lit de justice. Il vient alors siéger lui-même à la Cour avec son Chancelier, et là, il rend lui-même, en personne, l’arrêt ordonnant l’enregistrement, la présence du souverain suspendant le pouvoir des juges : « le roi a ainsi en quelque sorte le dernier mot[40]. » Si tel n’était pas le cas, il « serait limité dans l’exercice de son pouvoir de légiférer [41]», et même, potentiellement, privé de celui-ci. À l’inverse, le fait qu’il puisse reprendre la main à tout moment peut être considéré comme justifiant le contrôle exercé par les cours.
Telle est l’image que reprend le publiciste Georges Vedel en 1991 à propos du Conseil constitutionnel : celui-ci a la possibilité d’imposer sa propre vision de la Constitution et sa lecture de la loi, mais le cas échéant, il ne peut empêcher le chef de l’État (voire, les parlementaires) d’initier une révision de la Constitution dans l’objectif de contourner sa jurisprudence. « C’est cette plénitude du pouvoir de révision constitutionnelle », écrit Vedel « qui légitime le contrôle de la constitutionnalité des lois. » Celle-ci n’est en effet démocratiquement admissible que parce que « l’obstacle que la loi rencontre dans la Constitution peut être levé par le peuple souverain ou ses représentants s’ils recourent au mode d’expression suprême : la révision constitutionnelle. Si les juges ne gouvernent pas, c’est parce que, à tout moment, le souverain, à la condition de paraître en majesté comme constituant peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts[42] ». C’est ainsi que le rapporteur du projet de loi constitutionnelle du 25 novembre 1993, Jean-Pierre Philibert, présente expressément ledit projet : comme visant à « redresser une interprétation du Conseil constitutionnel relative à la portée du droit d’asile[43] » énoncée dans une décision du 13 août 1993[44]. « l’exposé des motifs du projet de loi que vous présentez (…) à l’exquise pudeur de ne faire aucune allusion à la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, mais ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : si nous sommes ici aujourd’hui, c’est bien pour tenir une sorte de lit de justice et remettre en cause cette décision qui a créé un obstacle inattendu à la réalisation d’une politique européenne d’accueil des demandeurs d’asile[45] ».
2) Et ses limites
Au premier abord, la solution semble satisfaisante : elle permet au juge de faire valoir son point de vue sans être en mesure de l’imposer au souverain, et ce faisant, de se substituer à celui-ci. Elle neutralise le gouvernement des juges, pour autant que le souverain en manifeste la volonté.
Mais elle n’est pas sans défauts. Sous l’Ancien régime, « le lit de justice ne réussissait qu’aux rois forts, comme Louis XIV, qui en usa au début de son règne. Autrement, le roi parti, les magistrats ne tenaient nul compte de ces « lettres passées par la force » »[46].
La version moderne pose des problèmes comparables. Aux États-Unis, dans les années 20, le bouillonnant sénateur du Wisconsin Bob La Follette, évoquant au cours d’un meeting la possibilité de surmonter au moyen d’une modification constitutionnelle la jurisprudence relative au travail des enfants, reconnaissait que « nous ne pouvons pas vivre sous un système de gouvernement où nous sommes obligés de réviser la constitution à chaque fois que nous voulons faire adopter une loi progressiste[47] ». On ne peut pas répéter indéfiniment les lits de justice.
Par ailleurs, comme sous l’Ancien régime, la question est de savoir ce qui se passe après : en l’occurrence, non plus après le départ du roi, mais après la révision introduisant dans la constitution une règle nouvelle permettant de surmonter l’opposition du juge constitutionnel. Or, là encore, c’est à ce dernier qu’il appartiendra d’interpréter la règle en question, et donc, le cas échéant, d’en modifier le sens ou d’en neutraliser la substance[48].
B) Le Parlement
Le sénateur Bob La Follette, après avoir reconnu que l’on ne peut modifier la constitution de façon trop fréquente, va suggérer une solution alternative susceptible de mettre un point final au gouvernement des juges, ce « Frankenstein que nous devons détruire, sans quoi c’est lui qui nous détruira ! »[49]
« Le pouvoir usurpé des cours fédérales doit être aboli d’un coup, et les juges fédéraux doivent se conformer aux principes de ce gouvernement[50] ». À cet effet, le sénateur suggère d’introduire un amendement à la constitution, connu sous le nom de « The La Follette Proposal », prévoyant qu’en cas de décision d’inconstitutionnalité d’une loi prononcée par la Cour, la loi en question resterait en vigueur si elle était confirmée par chacune des deux chambres à la majorité des deux tiers. En somme, la cour ne dispose plus que d’un droit de veto sur les lois qu’elle contrôle- un veto qui, comme celui du Président américain, est susceptible d’être surmonté par le Congrès à une majorité qualifiée.
Cette solution ne sera pas adoptée aux États-Unis. En revanche, elle va inspirer, au début du XXIe siècle, le programme politique de la droite israélienne, soucieuse de mettre fin à la domination de la Cour suprême. En 2014, la députée Ayelet Shaked avait ainsi déclaré que la Cour portait atteinte aux principes de la démocratie, et affirmé ne pas voir « d’autre solution que d’adopter une clause permettant de surmonter les décisions de la Cour », car en définitive, « c’est la Knesset qui est souveraine[51] ».
Nommée ministre de la Justice en 2015, Shaked ne parvint que très partiellement à ses fins. Néanmoins, en avril 2019, lors de la campagne pour des élections législatives, son parti, la « New Right », inscrit dans son programme la promesse de poursuivre l’effort de réduction des pouvoirs de la Cour, et en particulier, d’établir une clause prévoyant que la Knesset pourrait surmonter ses décisions à la majorité de 61 voix sur 120.
Début 2023, cette « clause du contournement[52] », ou « override clause », constitue l’élément phare de la « refonte radicale » proposée par le nouveau ministre de la Justice Yariv Levin[53]. Permettant à la Knesset de revoter au bout de trois mois à la majorité simple une loi annulée par la Cour suprême, elle sera l’une des causes principales des grandes manifestations organisées par la gauche contre la réforme durant les mois suivants. Elle sera finalement abandonnée le 29 juin par Benyamin Netanyahou[54].
C) Le peuple
En Israël, c’est paradoxalement au nom de la démocratie que le projet consistant à permettre aux élus du peuple de remettre en cause une décision de la Cour suprême a été attaqué en 2023. Qu’en serait-il s’il s’agissait du peuple lui-même, par voie de référendum, comme le proposait Théodore Roosevelt en 1911 ? L’ex-président, qui proclame alors la nécessité de réagir à la toute-puissance des juges, évoque à cet effet « la solution connue sous le nom de recall des décisions judiciaires[55] ». En mars 1912, à New York, il prononce en ce sens un discours, « The Right of the people to rule », dans lequel il propose « de confier au vote populaire la mission de trancher les conflits soulevés entre les législatures et les judicatures d’État (…) et de décider si la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par les juges devait être maintenue ou rapportée[56] ». Il ne s’agit pas, commente Édouard Lambert, « de révocation des décisions judiciaires ou d’une révision populaire du droit fait par les juges ; il s’agit simplement d’appeler le peuple à résoudre un conflit entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif[57]. » Quant aux attaques dirigées contre ces propositions, elles constituent, selon Roosevelt, « une critique contre tout gouvernement populaire ».
Mais on retrouve ici le problème évoqué à propos du lit de justice : face à un juge constitutionnel en mesure de censurer à tour de bras une législation qui lui déplaît, il n’est évidemment pas possible de prévoir une multiplication inconsidérée des référendums : même le général De Gaulle, pourtant très attaché à cette pratique, reconnaissait en 1962 qu’« il ne faut pas, en effet, abuser du référendum[58] ». Si on le faisait, on le banaliserait, et l’on affaiblirait ainsi de façon irrémédiable l’arme conçue pour neutraliser le gouvernement des juges.
Conclusion
En conclusion, on est obligé d’en revenir aux perspectives plutôt pessimistes évoquées en introduction : dès lors qu’un organe est chargé de contrôler la constitutionnalité des lois, il est très difficile de faire machine arrière et de mettre fin à une telle procédure ; or, dès qu’une telle situation se présente, l’évolution vers un gouvernement des juges est presque inévitable, et à peu près irrémédiable, du moins par des moyens juridiques : aucun de ceux que l’on a mentionnés ne constitue à cet égard une garantie totale, sauf peut-être la possibilité offerte au Parlement de surmonter une décision juridictionnelle. Mais, les protestations immenses suscitées sur place et dont le monde entier par sa version israélienne, la « override clause », conduiront finalement le Premier ministre Benjamin Netanyahu, pourtant peu connu pour sa timidité excessive, à y renoncer en juin 2023.
Et en définitive, ce que nous enseigne l’histoire mais aussi la pratique contemporaine, c’est, là encore, que la question est politique, et que la réponse dépend principalement du rapport de forces entre celui qui veut la loi, et celui qui pourrait la censurer.
Frédéric Rouvillois pour Polemia.
[40] F. Olivier-Martin, Histoire du droit, op.cit., p. 545.
[41] Ibidem.
[42] G. Vedel, « Schengen et Maastricht (à propos de la décision no 91-294 DC du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1991), RFDA, 1992, p. 173.
[43] M. Clapié, « Les coups d’État du droit », op.cit., p. 358
[44] Décision n° 93- 325DC du 13 août 1993.
[45] Assemblée nationale, première séance du 27 octobre 1993, JOAN, p. 4953. Le rapporteur commence par citer la remarque de « l’un de nos plus éminents spécialistes en la matière, le doyen Georges Vedel ».
[46] J. Declareuil, op.cit., p. 813.
[47] Cité W. G. Ross, A Muted fury : Populists, progressive and Labor Unions confront the courts, 1890-1937, Princeton, Princeton legacy library, 1994, p. 195.
[48] Un exemple actuel, la proposition de loi constitutionnelle n° 646 relative à la souveraineté de la France enregistrée au Sénat le 25 mai 2023. L’article 2 propose une modification de l’article 11 dans les termes suivants : « Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi ou tout projet de loi organique. Une loi organique fixe les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel en est préalablement saisi afin de rendre un avis qui est rendu public. » Ce qui, concrètement, vise à la fois à étendre le champ du référendum en supprimant les délimitations antérieures, et, avec la dernière phrase, à remettre en question le contrôle préalable du Conseil constitutionnel imposé par la jurisprudence Hauchemaille en 2000 et 2005. Mais tout dépendrait alors du sens donné par le Conseil à cet « un avis qui est rendu public »…
[49] Cité W. G. Ross, A Muted fury : Populists, progressive and Labor Unions confront the courts, 1890-1937, Princeton, Princeton legacy library, 1994, p. 195.
[50] Report of the proceedings of the 42nd annual convention of the AFL, New York, Law Reporter, 1922, p. 241
[51] Cité D. Scheindlin, “The Assault on Israel’s Judiciary”, The Century Foundation, 7 juillet 2021.
[52] Dr. Amir Fuchs “The Override Clause Explainer”, Times of Israël, 11 novembre 2022; D. Horovitz, « Israël en route vers « la tyrannie de la majorité » ? », Times of Israël, 11 novembre 2022. Il est assez cocasse de noter que cette réforme est soutenue au même moment par les activistes de gauches siégeant dans la Commission Biden, celle-ci rappelant qu’elle fut soutenue « aussi bien à droite qu’à gauche du spectre politique, comme un moyen de réduire la suprématie judiciaire » (Presidential commission on the Supreme Court of the United States, Draft final report, December 2021, p.185)
[53] « Dès le 4 janvier, tout juste nommé ministre de la justice, il a présenté son projet de « refonte radicale » fondé sur le principe selon lequel le « peuple » accorde à la majorité élue la légitimité de gouverner seule, sans l’interférence des magistrats, qui, eux, ne sont pas issus des urnes. Une clause dite « de contournement » permettra ainsi à soixante et un députés d’annuler une décision de la Cour suprême jugeant une loi inconstitutionnelle. « Un texte voté par la Knesset ne pourra plus être annulé par un juge », insiste M. Levin. » ( C. Enderlin, « Israël, le coup d’État identitaire », Le Monde Diplomatique, février 2023.) Cf. J. Sharon, ““Justice minister unveils plan to shackle the High Court, overhaul Israel’s judiciary””The Times of Israel, 4 janvier 2023.
[54] « Les clauses les plus controversées de la réforme judiciaire sont définitivement mises de côté, a indiqué Benjamin Netanyahou au Wall Street Journal mercredi. Le Premier ministre israélien a ainsi affirmé au média américain que la fameuse clause de contournement, censée permettre aux députés de faire passer une loi malgré l’opposition de la Cour suprême, n’était plus d’actualité. » ( I24, 29 juin 2023)
[55] E. Lambert, Le gouvernement des juges et de la lutte contre la législation sociale aux États-Unis ; L’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, Paris, Marcel Giard, 1921,p. 98.
[56] Ibidem.
[57] Ibidem, p. 99.
[58] R. Belin, op.cit., p. 228.
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2 Réponses à “Le pouvoir des juges (3)”
Souvenons nous du pseudo chanteur qui disait: pendez les blancs, ecarte les les, jetez les enfants aux feux . etc…
toute une lithanie de haine et d’ultra violence…
les juges n’ont pas trouvés qu’il y avait une intention de haine et d’incitation a la haine et a la violence.
le toto a ete relaxé grace a ces juges.
L’ideologie gouvernent ces totos, d’ou le deux poids deux mesures en fonction, de cases cochées ou non cochées.
Tout ce qui ne permet pas de juger correctement, mais crée des bavures, des erreurs judiciaires, et pour certains, du trafic dans les jugements.
Ce ne sont plus des juges, mais un parti-pris contre la France que ces gens-là soi disant juges.