Décidément, la rubrique Le Club du site web de
Valeurs actuelles, recèle de nombreuses pépites !
Essayons d’élever le niveau de notre blog !
Mais est-ce possible ? Tentons cette gageure !
Je vous propose un très beau texte de Pierre Bentata qui traite de l’importance des idéologies encore bien vivantes dans notre monde que certains résument aux machines et aux algorithmes :
Comment les idéologies plient la réalité à leurs désirs
Les idéologies ne connaissent pas la crise. Elles, dont on prévoyait le flétrissement sous les assauts de la rationalité des Lumières ; elles encore, qu’on pensait incapables de survivre à l’effondrement du communisme ; elles enfin, qu’on savait inutiles avec l’avènement de la globalisation, font preuve d’une incroyable résilience. Loin d’être moribondes, elles pullulent, jusqu’à envahir les moindres interstices de notre quotidien.
En apparence, nos sociétés semblent bien loin de tout cela. Peuplées d’algorithmes et de machines, organisées scientifiquement, rassemblées autour des idées de progrès et d’efficacité : tout porte à croire que l’idéologie n’a plus sa place. Balayées les doctrines, oubliées les pensées de système, seuls le fait empirique et la technique importent. En apparence seulement. Car derrière la raison, ce sont encore les croyances qui gouvernent.
Il suffit pour s’en convaincre d’observer les résultats des dernières élections européennes. Entre les gagnants et les perdants, une différence majeure : avoir ou non refusé d’épouser la version fantasmée de l’idéologie défendue. De ce point de vue, les grands vainqueurs du scrutin européen que sont les nationalistes et les écologistes ont allègrement passé le cap de la raison pour sombrer dans le mysticisme. Les premiers accusent l’Europe et la globalisation d’appauvrir les citoyens et de mettre en péril la souveraineté des États, alors que l’Europe demeure l’endroit le plus riche de la planète, le plus protégé aussi et le plus démocratique. Pour les seconds, l’imminence de la catastrophe écologique implique de réduire les libertés individuelles et de ralentir l’activité économique, dans cet espace européen où les forêts repoussent, les animaux sont protégés et la qualité de l’environnement s’améliore. Quel que soit le mal dont ils accusent l’époque, les faits donnent tort aux partisans de ces doctrines. Mieux, grâce aux mécanismes qu’elles combattent, notamment l’ouverture des frontières et le libre-échange, l’époque a déjà réalisé leurs objectifs et satisfait leurs attentes.
Les limites d’une idéologie
Pour attirer les foules, mieux vaut fustiger un système qui offre déjà tout ce qu’on promet ! Comment est-ce possible ? La raison est tristement simple : les idéologies politiques et sociales n’ont que faire de la réalité. De ce point de vue, elles se ressemblent bien plus qu’elles ne s’opposent car toutes acceptent de quitter le champ du réel pour débattre sur le terrain des idées. Les écologistes attribuent des droits à la nature et considèrent que, au nom du droit à ne pas souffrir, les animaux devraient être des citoyens comme les autres. Mais d’où viendraient ces droits si ce n’est des hommes ? De même, les communistes postulent l’existence d’une égalité naturelle que les sociétés bourgeoises auraient pervertie ; mais avant l’émergence des sociétés bourgeoises, l’égalité ne se concrétisait que dans la pauvreté absolue. Que dire des nationalistes qui posent la nation comme fondement de toute civilisation et font de la culture l’alpha et l’oméga de toute réflexion, alors qu’il est avéré que la culture se développe par sédimentation, au gré des échanges, interactions et mélanges entre les hommes, de sorte qu’aucun peuple n’est jamais figé ou homogène. Du reste, presque tous les contempteurs de l’époque accusent la globalisation de promouvoir la disparition de la société occidentale alors qu’elle se concrétise par l’occidentalisation des cultures.
Quand la réalité contredit l’idée, il faut donc nier la première pour sauver la seconde. Mais pour ne pas perdre de disciples en route, encore faut-il agir avec finesse. On ne renie pas ouvertement les faits, on les simplifie à l’extrême, jusqu’à ce qu’ils cadrent avec l’idée qu’on s’en fait. On opposera donc systématiquement l’économie ou la technique à la nature, pour mieux promouvoir l’idéal décroissant ; toute faillite d’entreprise, toute destruction d’emploi sera ramenée à l’existence d’une classe de capitalistes exploitant sans vergogne les travailleurs, quand bien même une telle division est caduque à l’heure où tout salarié détenteur d’une assurance vie ou d’un plan d’épargne est simultanément membre des deux classes. Pour chaque problème, le libéral accusera l’État, le nationaliste s’en prendra à celui qui vient de l’extérieur, le populiste à une prétendue élite qui dirige pour ses seuls intérêts particuliers, et chacun se réfugiera dans la binarité d’une pensée suffisamment caricaturale pour devenir un slogan : « la faute au capitalisme », « la faute aux étrangers », « à la technique », « à la finance »… À chaque problème son coupable et une solution qui passe par sa suppression ou l’instauration de nouvelles valeurs, de nouvelles règles, d’une nouvelle société ; comme s’il suffisait de décider pour faire advenir, de désirer pour rendre réel.
Faire coïncider tout évènement avec n’importe quelle idéologie
Telle est la politique de Procuste des idéologues qui raccourcissent ou étirent les faits selon les besoins, si bien que tout évènement finit par coïncider avec n’importe quelle idéologie. Tout se vaut, rien n’a plus d’importance. Le réel disparaît. Seule l’idée subsiste. Et dans le choc opposant des visions du monde libérées de toute nécessité de réalisme, les idéologies peuvent enfin accéder à l’immortalité sous forme de religions. Sur la pierre de son idéal politique, chacun bâtit son église. À l’origine, il y avait un paradis, dans lequel l’homme vivait enharmonie avec la nature ou avec ses congénères, au sein de peuples encore purs et homogènes, protégés des invasions barbares, ou des États ; mais le péché originel vint bouleverser cette perfection, péché originel qui, sans surprise, prend toujours la forme de l’idéologie à combattre. Et pour chacune de ces religions séculières, un salut est possible et avec lui l’avènement d’un millenium, à condition de se conformer aux règles révélées aux grands prêtres de l’idéologie tenue pour vraie.
Ainsi s’explique le doux parfum de décadence qui plane sur nos sociétés. Elles semblent vides de sens et nombre d’intellectuels et d’observateurs de tous bords en déduisent qu’elles ont déjà vécu le meilleur moment de leur existence et que l’avenir est au déclin. Mais cette impression relève d’un piège tendu par les idéologies. Nos sociétés ne souffrent pas d’un manque de sens mais d’un trop-plein d’idéaux déconnectés du réel. En témoigne le nombre de fidèles qui craignent une apocalypse – migratoire, civilisationnelle, environnementale, technologique – et nous conjurent de nous repentir avant qu’il ne soit trop tard, en nous plongeant dans la décroissance, l’autarcie, la désindustrialisation ou la création de nations animales. Dans l’imminence de la fin du monde, chacun voit midi à sa porte et tous s’unissent dans la détestation du présent et la haine des choses telles qu’elles sont.
Or, tout le risque est là. Tant que la religion aide à accepter l’incommensurabilité du mystère de la vie et l’inéluctabilité de la mort, il n’y a rien à redire ; dans la quête d’une raison d’être à l’existence même, toute réponse est la bienvenue. En revanche, quand il s’agit de juger de la situation de nos sociétés et des actions à mener pour assurer leur pérennité, l’analyse critique prime. Vivre ensemble impose alors d’accepter qu’une vérité empirique existe ; les faits n’ont jamais tort, les idéologies sont toujours imparfaites et le monde qu’elles promettent n’existe pas. Que toutes les bonnes âmes qui souhaitent sincèrement que le monde perdure se le tiennent pour dit ; il est temps de replacer la raison au cœur du village.
Pierre Benata pour Valeurs actuelles.
Suivre @ChrisBalboa78