Orwell, prophète de l’antitotalitarisme (2/2)

Publié par le 10 Juin, 2020 dans Blog | 0 commentaire

Orwell, prophète de l’antitotalitarisme (2/2)

Voici la suite et la fin du précédent article dans lequel Mathieu Bock-Côté démontre l’absolue modernité de l’ouvrage 1984 de George Orwell :

« La guerre, c’est la paix; la liberté,
c’est l’esclavage; l’ignorance, c’est la force »

Ces trois slogans inlassablement répétés par les autorités conditionnent ceux qui les entendent à voir le monde tel qu’il est filtré par le régime.

Ils ont pour vocation d’amener l’homme à ne plus se fier à son expérience de quelque manière que ce soit: c’est le discours officiel qui détermine le sens du monde et des événements. Pour survivre et évoluer dans un système totalitaire, il faut suivre la ligne sans jamais s’en éloigner, ce qui favorise la promotion des médiocres, surtout occupés à ne jamais déroger au dogme. Il faut aussi savoir haïr vigoureusement l’ennemi du moment, le contre-révolutionnaire, le proscrit. Le Parti organise ainsi les deux minutes de la haine, exercice ritualisé où tous sont invités à un exercice de détestation rituel contre celui que le système désigne à la vindicte publique.

Tant que l’homme peut tenir tête à l’idéologie en se situant à l’extérieur de ses représentations obligatoires, il peut s’y opposer. Tant qu’une part de son esprit continue à voir le monde autrement qu’à travers les lunettes officielles prescrites par le régime, il demeure dangereux – il verse alors dans le crime par la pensée en s’écartant de la ligne du Parti. De là la nécessité de contrôler les conditions mêmes de la pensée. Ce qui implique une maîtrise absolue du langage. À travers le concept de « novlangue », Orwell décrivait une perversion du langage, qui n’a plus vocation à décrire le monde, mais bien à le masquer, en en retournant le sens, en l’inversant, même. Orwell avait compris qu’une manipulation systématique du langage est la meilleure manière de reformater les esprits et de les atrophier.

Détruire la possibilité mentale de la pensée

Il mettait ainsi en scène le personnage de Syme, fonctionnaire zélé du Parti, engagé dans la refonte permanente du dictionnaire de la novlangue, fier et enthousiaste de participer à cette entreprise.

Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. […] Chaque année de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint.

Tant et si bien qu’il ne soit tout simplement plus possible de formuler une autre pensée que celle imposée par le régime.

On comprend ce que craint le régime: celui qui parvient à s’extraire de la novlangue et à exprimer ses propres pensées, dans ses propres mots, s’engage déjà, sans même le savoir, dans une démarche qui le conduira à la dissidence. Il faut donc détruire la possibilité mentale de la pensée. La police du langage est une police de la pensée: elle guette la résurgence possible de mots proscrits qui pourraient conduire ceux qui les utilisent à voir le monde autrement sans même s’en rendre compte. Il faut aussi contrôler intégralement les représentations du passé pour éviter qu’elles ne paraissent sous le signe d’un contraste avantageux par rapport au présent.

Aussi l’histoire est-elle continuellement réécrite.

Big Brother ne saurait tolérer qu’on y trouve la possibilité d’un autre monde que celui qu’il construit. De là aussi la nécessité de neutraliser les classiques, qui portent en eux-mêmes une vision du monde qui ne tient pas exclusivement dans les catégories idéologiques du Parti. Orwell anticipait ainsi la réécriture des classiques de la littérature en novlangue.

Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en version nov langue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là.

On ne peut qu’être frappé en lisant 1984 de la ressemblance entre le système mental du totalitarisme et celui qui structure aujourd’hui le politiquement correct, même si, naturellement, son empire, son emprise sont pour l’instant moins étendus. Tout y est :

  • conditionnement idéologique permanent, 
  • proscription d’un nombre de mots toujours plus étendu,
  • obligation de célébrer le vivre-ensemble diversitaire, même lorsque la réalité désavoue inlassablement  ses supposés accomplissements, 
  • participation à des rituels de détestation publique à travers la dénonciation des polémistes et parias qui contredisent les fondements du régime. 

L’inversion du sens des mots domine aussi la vie publique: ainsi, la démocratie est assimilée au gouvernement des juges, l’État de droit à la restriction de la liberté d’expression, l’antiracisme à la célébration des identités raciales minoritaires et à la détestation revendiquée de l’homme blanc. De même, le régime diversitaire ne cherche t-il pas à nous faire dire que 2 + 2 = 5 lorsqu’il en vient à décréter que l’homme et la femme ne sont que des constructions sociales artificielles ou qu’un père n’est pas forcément un mâle ?

Orwell est mort en 1950, à l’âge de 46 ans, de la tuberculose. Il était d’une santé fragile et lui qui ne s’était jamais ménagé avait en quelque sorte couru sans le vouloir vers sa propre fin. À la recherche d’une vie complète, il avait trouvé dans le journalisme une manière d’explorer concrètement toutes les facettes de l’existence, en en faisant une lutte de tous les instants. Si toute son oeuvre mérite d’être redécouverte, 1984 la transcende et est d’une autre nature. S’il faut lire et relire le classique d’Orwell, c’est parce qu’il a saisi la nature même du totalitarisme et nous permet de voir à la lumière de ses anticipations la tentation totalitaire qui hante notre modernité tardive. Avec Koestler et Milosz, il fait partie des classiques de l’antitotalitarisme. Simon Leys a voulu voir en lui le « prophète majeur de notre siècle ». Ses réflexions sur la novlangue, sur la surveillance permanente des esprits, sur l’intériorisation des contraintes idéologiques, sur l’institutionnalisation du mensonge, permettent de décrypter ce que nous appelons aujourd’hui le politiquement correct. Au-delà de ses engagements politiques circonstanciels, qui n’étaient certainement pas déshonorants, il a percé le secret de la domination totalitaire. Simon Leys disait aussi pour cela qu’il ne voyait pas « qu’il existe un seul écrivain dont l’oeuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat ».

Aujourd’hui, hélas, c’est encore vrai. 

Mathieu Bock-Côté pour Valeurs actuelles.

Merci de tweeter cet article :





Laissez une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *