Voici l’interview donnée par Marion Maréchal à Bastien Lejeune dans les colonnes du Club de Valeurs actuelles :
Agonie de l’Union européenne et de ses dogmes, incompétence du gouvernement, unité nationale impossible… La directrice de l’Issep, Marion Maréchal, livre à Valeurs actuelles son analyse des causes profondes et des conséquences de la crise du coronavirus. Et prédit que politiquement, “rien ne se passera comme prévu dans les mois à venir et jusqu’en 2022”. Entretien.
Valeurs actuelles. Emmanuel Macron a expliqué, après le début de la crise du coronavirus, que c’était « une folie » de « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner ». La réalité l’aurait-elle converti au souverainisme ?
Marion Maréchal. Il est assez savoureux de découvrir un Emmanuel Macron soucieux du maintien des secteurs stratégiques sur le territoire national. Ce même Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, qui avait accompagné, pour ne pas dire encouragé, le rachat de la branche énergie d’Alstom par les Américains. Ce même Emmanuel Macron qui défend ardemment le projet de défense européenne, encourageant, de fait, la délégation de notre « protection » à une institution supranationale, tout en souhaitant « en même temps » le maintien de l’OTAN sous domination américaine.
N’est-ce pas le gouvernement d’Emmanuel Macron, au travers du Conseil européen, qui a validé il y a deux semaines un nouveau traité de libre-échange entre l’UE et le Vietnam ? Quelle cohérence y a-t-il à vouloir maintenir la production agricole sur notre territoire et limiter la dépendance aux importations, tout en organisant une mise en concurrence frontale et déloyale de nos agriculteurs avec le monde entier ?
C’est une remise en cause radicale de la vision du monde et de l’Homme portée par les dirigeants depuis Jacques Chirac au moins. Nous assistons à l’effondrement de toutes les certitudes sur les bienfaits de l’Homme nomade, de la société ouverte, de la fin des Nations. Nous allons changer d’univers mental après cette crise.
Il y a un an, vous vous disiez dans Valeurs actuelles « désespérée » que la notion de “puissance”, « qui devrait être au cœur de la réflexion des élites politiques nationales et européennes », en soit dans les faits « totalement absente ». La crise que nous traversons pourrait-elle servir de détonateur pour une prise de conscience générale de la classe dirigeante française ?
Il ne peut y avoir d’exercice de la puissance si nos gouvernants restent empêtrés dans une lecture périmée des rapports de force entre les différents acteurs (Etats, ONG, institutions, grands groupes, etc.). Que ce soit au niveau national ou européen, nos dirigeants continuent de penser que la concurrence aujourd’hui se joue sur la taille industrielle ou le prix. C’est l’argument de la fameuse « masse critique » qui devrait sans cesse nous pousser à renforcer l’échelon européen ou à fusionner des groupes pour créer des géants européens plus compétitifs.
Or la compétitivité des grandes puissances, installées ou émergentes, tient moins à ces deux éléments qu’à une étroite coopération entre le monde politique, économique et même culturel. Cette concurrence bénéficie du soutien actif de leur Etat au secteur économique et aux entreprises par des moyens variés : le renseignement, le financement, le cassage artificiel des prix, la déstabilisation économique des concurrents, la maîtrise et le traitement des data, le soft power idéologique etc.
La partie est jouée d’avance puisque l’UE interdit toute préférence communautaire, tout patriotisme économique, tout soutien de la commission ou des Etats nationaux à leurs groupes et sociétés dans la compétition mondiale au nom de la sacro-sainte concurrence « libre et non faussée ». Ils nous imposent des règles du jeu que personne d’autre ne respecte.
Dans vos colonnes, je disais également que la puissance est d’abord une volonté. Après 40 ans de construction au forceps, aucune puissance européenne n’a émergé pour la simple et bonne raison que plusieurs Etats membres ne souhaitent pas cette Europe puissance. L’Europe puissance est une aspiration française dont même le Général de Gaulle avait fini par revenir après que Jean Monnet a fait ajouter, en 1963, un préambule atlantiste au Traité de l’Elysée. La Russie continue d’être une menace dans l’esprit des pays de l’ex-bloc soviétique. Ils continuent de vouloir remettre leur sécurité entre les mains des Etats-Unis. Et comment leur en vouloir ? La France, puissance militaire et nucléaire, aurait pu être une alternative mais l’absence totale de stratégies d’alliances en Europe (autre que le couple franco-allemand dont la consistance en matière de coopération militaire relève plus de la gesticulation que de la réalité), nos errances diplomatiques et la baisse continue de notre budget de défense depuis des années, n’incitent pas les pays voisins à nous faire confiance pour assurer leur sécurité…
Nous voyons bien que tous les pays membres n’ont pas le même objectif dans cette union. Certains pays veulent bien adhérer à un marché commun, bénéficier de la stabilité d’une monnaie commune qui leur garantit des prêts à taux faible, toucher les subventions européennes, mais ils ne conçoivent pas l’Europe comme une entité solidaire, autonome et indépendante.
Il faudra bien un jour solder ce désaccord pour avancer, ou accepter que les Etats-Nations puissent retrouver les moyens d’exercer leur puissance partiellement confisquée par la Commission.
D’ailleurs, certains pays profitent de la faiblesse du projet européen pour se positionner sur le plan géostratégique. Je pense notamment à la Chine et à la Russie qui utilisent la vulnérabilité de l’Italie pour développer leur position d’influence en Europe en leur venant en aide en lieu et place de l’Union européenne ou de la France.
Nous sommes plus forts ensemble certes, mais uniquement si nous tirons la corde dans la même direction. Et dans cette crise, l’UE n’a même pas été capable de fournir la corde…
Après avoir alourdi les sanctions contre ceux qui ne respectent pas le confinement, le gouvernement a annoncé par la voix de Laurent Nunez qu’appliquer cette consigne dans les banlieues n’était « pas une priorité ». Le gouvernement a-t-il entériné la partition de fait de notre pays, où l’autorité de l’Etat ne s’applique plus de la même manière dans tous les “territoires” – comme on dit désormais ?
Soljenitsyne, dans son discours d’Harvard, décrivait brillamment le déclin du courage dans le monde occidental. « Ce déclin du courage, disait-il, est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société tout entière ».
Ce gouvernement, comme ceux qui l’ont précédé, a peur. Il a peur de devoir faire face à la réédition des émeutes de 2005. Il a peur de subir les conséquences politiques d’un embrasement des banlieues dont il achète soigneusement la paix sociale à coups de subventions, en fermant les yeux sur les trafics en tout genre ou en déléguant l’ordre public aux salafistes. Il a peur d’une tension diplomatique en luttant contre la subversion organisée de la communauté musulmane française par des réseaux et des pays étrangers. Le séparatisme dont parlait Emmanuel Macron est combattu dans les mots mais il est accepté, et même alimenté, dans les faits. Ces quartiers sont exemptés de la solidarité nationale sauf quand il s’agit de bénéficier de notre système social ou de notre système de santé.
On “découvre” à l’occasion de ce confinement que la fraternité, dernière pointe du trident de la devise républicaine, ne se décrète pas, contrairement à la liberté et l’égalité. N’y a-t-il pas un paradoxe à attendre l’unité nationale d’une société baignée d’individualisme et d’exiger des citoyens un comportement exemplaire après 50 ans de relativisme moral ?
Il n’est pas seulement question ici d’individualisme. Le professeur Robert Putman, éminent sociologue américain, s’est penché sur le phénomène des sociétés diversitaires et a tiré des conclusions qui éclairent notre situation française. Dans son étude, il conclut que l’hétérogénéité ethnoculturelle semble entraîner une désintégration du tissu social, une perte de confiance entre les individus. Il affirme que « les habitants de communautés hétérogènes ont plutôt tendance à se retirer de la vie collective, à se méfier de leurs voisins, (…) à attendre le pire de leur communauté et de leurs chefs, (…) à être moins bénévoles, à moins voter, etc. » L’émergence d’une société française pluriethnique et multiculturelle associée à la disparition de la machine à assimiler nationale, transforme cet appel à l’unité en vœu pieux. On le voit dans un certain nombre de quartiers de manière flagrante en ce moment.
Dans les circonstances actuelles, cet appel à l’« unité nationale » ressemble davantage à une incantation, à un slogan, qu’à un acte politique. Chaque fois qu’elle fut invoquée dans l’histoire, ce fut pour mettre en place un gouvernement d’union nationale, autrement dit un gouvernement associant toutes les grandes forces politiques en présence. On en vit des exemples au cours de la première et de la seconde guerre mondiale ou encore au moment de la crise algérienne. Emmanuel Macron enjoint la société et l’opposition à l’unité nationale mais lui-même serait-il prêt à aller au bout de cette logique en mettant en place un gouvernement d’union avec le RN ? J’en doute et d’ailleurs cela ne serait ni justifié ni souhaitable, car il n’y a pas d’analogie possible entre ce que nous vivons et une situation de conflit armé, même si Emmanuel Macron a vainement tenté de se hisser en chef de guerre au cours de sa dernière allocution.
L’unité nationale est ici utilisée comme une injonction morale et culpabilisante vis à vis de l’opposition pour l’empêcher de dénoncer les mensonges et les carences d’un gouvernement en faillite.
Cela me rappelle le moment « Charlie » exploité politiquement par le gouvernement de François Hollande. Après l’attaque terroriste de Charlie Hebdo, toute analyse de la situation, toute dénonciation des responsabilités furent étouffées sous l’injonction moralisante à « être Charlie » dans une communion nationale, légitime, mais silencieuse et politiquement stérilisante. Résultat : les attentats se poursuivent encore aujourd’hui sans qu’aucun changement radical de la doctrine politique ne soit mené. Et plusieurs Français en ont encore été victimes il y a quelques jours…
L’hôpital est à l’agonie, la police au bord de la rupture, notre économie proche de l’effondrement. Vous avez écrit récemment que la crise du coronavirus sanctionnait « des décennies de choix politiques ». Emmanuel Macron est-il simplement le “président de l’heure des comptes”, ou peut-il être tenu pour responsable du fiasco ?
Emmanuel Macron est le dernier de la suite de dominos. Il tombe entraîné par le mouvement de ceux qui l’ont précédé mais il chute aussi car il s’est placé dans l’exact sillon des gouvernements précédents…
Son gouvernement paye la décision prise sous François Hollande de vider les stocks d’Etat de masques ainsi que les conséquences d’une désindustrialisation amorcée de longue date, mais il est aussi responsable de la poursuite d’une doctrine politique qui a internationalisé les chaines de production et notamment celles, pourtant vitales, de la santé et des médicaments, tout cela au détriment de l’indépendance nationale.
Ajoutons qu’il n’a fait preuve d’aucune anticipation, d’aucune méthode et d’aucune stratégie pour parer à la crise, préférant de surcroît le mensonge à l’honnêteté sur la gravité de la pénurie et le port du masque, et l’idéologie au pragmatisme en refusant de fermer les frontières nationales.
Il y a quelques jours, Loik Le Floch- Prigent, ancien PDG de la SNCF, expliquait que plusieurs entreprises industrielles avaient proposé depuis près de deux mois à l’Etat de fabriquer et de donner des respirateurs. Ils n’ont jamais eu de réponse. Cet exemple est édifiant et il n’est pas isolé.
La période me rappelle une phrase de Chateaubriand : « L’Aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités ; sortie du premier, elle dégénère sur le second et s’éteint dans le dernier. » Le gouvernement de Macron mourra avant tout de sa vanité. Une vanité maladroitement incarnée par Sibeth Ndiaye.
Le ministre de la Justice Nicole Belloubet a fait libérer 8 000 détenus depuis le début du confinement, parmi lesquels 130 radicalisés, pour endiguer la propagation du Covid-19 dans les prisons et faire diminuer la surpopulation carcérale. Sacrifie-t-on la sécurité des Français à la sécurité sanitaire des détenus ?
L’extrême gauche en a rêvé, la Macronie l’a fait. Ce gouvernement, sur tous les sujets de société (immigration, identité, revendications LGBT, sécurité, justice), se situe à la gauche du parti socialiste. Beaucoup de Français ont voté pour Emmanuel Macron en espérant une révolution économique. Non seulement ils n’auront pas cette révolution mais ils subiront toutes les politiques sociétales de gauche qui mettent à mal la cohésion et l’harmonie de notre pays.
Pour contenir l’épidémie de Covid-19 une fois levées les mesures de confinement, l’exécutif étudie la piste du « backtracking », utilisation de nos smartphones pour tracer la circulation du virus et les contacts de chacun. Que vous inspire cette possibilité ?
Une citation de Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’un ni l’autre, et finit par perdre les deux. » Je me méfie par principe de l’exploitation gouvernementale de données si personnelles. Nous tentons là de copier vainement le modèle de la Corée du sud. Si leur gestion de la pandémie doit nous ouvrir les yeux sur l’émergence d’une puissance asiatique et sur leur spectaculaire avancée technologique, ce n’est pas pour autant qu’il est judicieux d’importer tel quel leur modèle d’ultra-contrôle social. La Corée du sud a aussi et surtout utilisé massivement le dépistage et le port du masque en prenant ce virus très au sérieux dès son émergence…
Depuis le début de la crise du coronavirus, Emmanuel Macron s’en est souvent remis à l’avis du Conseil scientifique. Il avait déjà soumis au début de son quinquennat une décision importante – l’ouverture de la PMA aux couples de femmes – à un autre comité d’experts, le Comité consultatif national d’éthique. Le pouvoir effectif appartient-il toujours au politique ou la prise de décision politique se trouve-t-elle désormais totalement dans les mains des « experts » ?
Vous avez raison, nous assistons à une dérive dans la pratique politique. Comme j’ai eu l’occasion de le dire récemment chez un de vos confrères, l’Elysée a oublié qu’il n’était ni une chambre de commerce ni l’académie des sciences. Si le pouvoir politique doit s’entourer d’experts, ce n’est pas à eux que doit revenir la décision politique. Ces mêmes experts sont d’ailleurs divisés entre eux (il suffit de regarder les débats autour de Didier Raoult pour s’en convaincre), beaucoup d’entre eux n’ont pas davantage anticipé la menace de cette pandémie que le gouvernement, et certains souffrent même de suspicion de conflits d’intérêts.
Mais comment éviter cette dérive de la pratique politique si tout ce que font nos gouvernements se termine devant la Cour de justice de la République ? Depuis le début du confinement, cette institution a déjà reçu 11 plaintes visant un ministre. Se réfugier derrière un expert ressemble à un moyen de se prémunir contre la judiciarisation à outrance de la vie politique…
En l’espèce je ne crois pas que cela ait grand-chose à voir avec la judiciarisation. Le gouvernement est allé chercher là un argument d’autorité, lui-même n’ayant pas l’autorité et la légitimité nécessaires pour convaincre les Français de la pertinence de ses décisions. Il se cache aussi derrière l’expert pour mieux dissimuler son incompétence. Pour reprendre les mots d’Eric Zemmour dans une récente tribune : « Le pouvoir veut organiser les municipales? La science dira que ce n’est pas dangereux. Il y a pénurie de masques? La science dira que le masque n’est pas indispensable. On n’a pas de tests? La science dira que le test pour tous est une hérésie.»
La sortie de crise nécessitera-t-elle une réponse institutionnelle particulière ?
Ce dont je suis convaincue, c’est que rien ne se passera comme prévu dans les mois à venir et jusqu’en 2022. Il est possible qu’un mouvement populaire de grande ampleur refasse surface après la crise et bouleverse les équilibres. La situation inédite pourrait également provoquer l’émergence subite et spectaculaire d’un acteur politique inattendu. A l’heure des réseaux sociaux, une personnalité comme Didier Raoult a pu gagner plusieurs centaines de milliers de followers en seulement quelques semaines. En Italie, le mouvement 5 étoiles, parti populiste et contestataire, a ravi le pouvoir de manière fulgurante pour s’effondrer quelques mois plus tard. Certes, notre système électoral est différent mais soyons-y attentifs car il ne sortira pas forcément le meilleur de tels soubresauts. En tout cas, cette crise rebat totalement les cartes.
L’opposition de droite à Emmanuel Macron semble très divisée depuis que le coronavirus est arrivé chez nous. Les Républicains estiment que « l’heure n’est pas à la polémique », Bruno Retailleau s’interroge : « Si nous avions été aux affaires, aurions-nous fait mieux ? Je ne le sais pas ». Marine Le Pen dénonce de son côté l’impréparation et les mensonges du gouvernement. Existe-t-il vraiment un terrain d’entente entre ces deux partis aux réflexes si opposés et aux positions de fond si divergentes ?
Actuellement, la communauté nationale est durement touchée. Il s’agit de sauver des vies. J’essaie avec vous d’analyser « l’étrange fiasco » de notre action publique plutôt que de faire des calculs politiques.
Mais si des hommes et femmes de bonne volonté, de LR au RN, avaient su s’entendre sur l’essentiel en temps voulu, Emmanuel Macron ne serait pas au pouvoir. Ce n’est pas tant les positions de fond qui divergent, en particulier avec Bruno Retailleau, ce sont plutôt les vieux réflexes politiciens, les rancunes passées, les intérêts partisans et les calculs électoraux qui ont empêché une coalition naturelle. Mais il est maintenant trop tard pour le regretter et y aspirer de nouveau.
On nous parle depuis De Gaulle de « l’Europe de la coopération ». Mais l’Europe n’a pas aidé l’Italie – qui a dû faire appel à la Chine et à la Russie pour faire face au coronavirus. L’idée que la solution à nos problèmes serait nécessairement européenne a-t-elle fait long feu ?
Nous savons depuis longtemps qu’il n’y a pas une, mais des unions européennes. Sur de nombreux points, les intérêts et les politiques des pays sont divergents, si ce n’est contradictoires. Cette divergence est flagrante dans le débat actuel sur la mise en place des eurobonds ou sur l’activation du mécanisme européen de stabilité (MES) sans condition. Dans ces deux débats, les pays du Nord et l’Allemagne s’opposent aux pays de l’axe greco-latin. La France a d’ailleurs une fois de plus reculé et n’a pas obtenu ce qu’elle souhaitait après la dernière réunion des ministres des finances.
Dans ce rapport de force, la France aurait pourtant eu un rôle décisif à jouer comme moteur d’une autre vision européenne face à l’Allemagne. Encore faut-il qu’elle redevienne crédible auprès de ses partenaires. Les gouvernements français se sont trop décrédibilisés ces dernières années par de fortes déclarations d’intention jamais suivies d’effets, et par des leçons de morale mal placées à l’égard de gouvernements étrangers. Je le répète, dans une organisation européenne principalement basée sur l’économie, la France ne peut être audible avec des résultats économiques aussi mauvais. Notre crédibilité, et donc notre capacité d’influence en Europe, passera d’abord par un changement de politique nationale.
Pour la première fois depuis 1999, le pacte de stabilité européen a été suspendu. Les dogmes européens de discipline budgétaire ont volé en éclat après seulement quelques semaines de pandémie. Est-ce une bonne nouvelle ?
En réalité deux dogmes européens ont volé en éclat : le pacte européen de stabilité et la libre-circulation de l’espace Schengen. Ce n’est pas un hasard : il s’agit précisément des deux dogmes qui ont contribué à la crise.
L’un en imposant des restrictions budgétaires qui ont poussé les Etats à rogner le budget des hôpitaux publics, à aligner un service public hospitalier sur les règles du marché, à ne pas renouveler les stocks de masque pour des motifs d’économie à la petite semaine. N’oublions pas que, juste avant cette crise, le personnel soignant et 1000 médecins de l’hôpital avaient symboliquement déposé leur démission pour dénoncer « la saignée » de l’hôpital public. Pour tenir ces restrictions budgétaires, les gouvernements français successifs ont préféré le social au régalien, un Etat providence ruiné par l’immigration aux services publics vitaux, une administration pléthorique et budgétivore aux fonctions essentielles.
Résultat : nous avons deux fois moins de lits qu’en Allemagne, un nombre de lits de réanimation par habitant en baisse depuis plusieurs années et un taux d’équipement en scanner parmi les plus faibles de l’OCDE. Bref, des hôpitaux sous-équipés alors que notre niveau de dépense dans le secteur est, pour le coup, l’un des plus élevés de l’OCDE. Nous avons affaire à une très mauvaise gestion de l’argent public.
La suspension des règles de discipline budgétaire est une bonne nouvelle à condition que l’argent disponible ne soit pas injecté pour le maintien d’une suradministration technocratique, particulièrement délétère dans notre système de santé, ou dans le financement du puits sans fond de l’immigration.
Dans le cadre de la santé, il est important de rappeler que ce n’est pas seulement une question d’argent disponible mais aussi l’orientation des budgets. Les hôpitaux ou les professions de santé, ne représentent qu’une petite partie du mille-feuille de la techno-structure sanitaire regroupant des milliers d’emplois administratifs… financés au détriment des maillons essentiels de notre système de santé.
Cet argent ne devrait d’ailleurs pas seulement être utilisé dans le domaine sanitaire mais être élargi à tous les secteurs vitaux : éducation, emploi, défense, recherche, infrastructures… et mis au service d’investissements d’avenir avec la relocalisation et du développement des secteurs économiques stratégiques.
L’Eurogroupe s’est accordé hier sur un plan de soutien à l’économie à 500 milliards d’euros. L’Union européenne peut-elle malgré tout faire partie de la solution à nos problèmes ?
Reste à savoir si cet argent ira à l’économie réelle… Souvenons-nous de la crise de 2008, souvenons-nous du plan de soutien à la Grèce. A l’époque, l’argent du MES fut prioritairement distribué pour sauver les banques (françaises et allemandes en premier lieu) et non pour aider la population. Rappelons au passage que cet argent n’est jamais que le nôtre… A titre de comparaison, l’Allemagne va débourser à elle seule un plan d’aide de 822 milliards pour son pays et les Etats-Unis 2200 milliards de dollars. Dans le cas de l’Allemagne, cela représente 25% du PIB !
Les pays membres ont donné leur feu vert à l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. L’UE est-elle à ce point déconnectée qu’elle cherche à s’étendre au moment-même où elle vient d’apporter la preuve de son inutilité ?
C’est la preuve que si l’UE a temporairement suspendu deux de ses grands dogmes, elle n’a en rien renoncé à son ADN : favoriser toujours plus et partout où elle le peut la libre circulation des biens, des hommes et des capitaux, étendre au maximum le marché, y compris à des Etats mafieux et porte-avions des Etats-Unis comme l’Albanie, et ce malgré les grandes difficultés de coordination et d’efficacité que nous rencontrons déjà à 27. Elle continue d’appliquer les souhaits d’élargissement de certains pays comme l’Allemagne qui en tirent un bénéfice en trouvant à sa porte des ateliers industriels à bas coûts.
Emmanuel Macron avait pourtant affirmé son opposition à tout élargissement, une démonstration de plus que l’on ne peut se fier à la parole publique actuelle.
Malgré les critiques qui se font jour au sujet de l’attitude de la Commission européenne depuis le début de la crise, Emmanuel Macron a encore récemment évoqué la nécessité d’une « Europe souveraine ». Peut-on encore accorder du crédit à ce concept ?
Une fois encore, pas de peuple, pas de souveraineté populaire ; pas de souveraineté populaire, pas de gouvernement ; pas de gouvernement, pas de puissance.
Arrêtons de courir derrière une utopie. L’UE ne peut pas être un Etat fédéral de plein exercice. Cette option n’est plus envisageable depuis longtemps car l’UE est minée par des fractures internes irréconciliables à moyen terme.
Une fracture économique d’abord, entre le modèle allemand, celui de l’ordolibéralisme et de l’exportation, nécessitant de pousser à la disparition des frontières douanières, et de l’autre, le modèle des pays du sud et de la France.
Une fracture militaire et diplomatique ensuite, entre les soutiens d’une Europe puissance indépendante, dont la France, et une majorité de pays membres voyant l’UE comme le sous-ensemble d’une grande alliance euro-atlantiste déléguant sa protection aux Etats-Unis. Les guerres d’Irak, de Libye et, dans une moindre mesure de Syrie, firent bien ressortir ces clivages.
Une fracture identitaire enfin, entre les pays de l’Est, percevant l’Europe comme un ensemble civilisationnel, impliquant le rejet de l’immigration de masse et du modèle multiculturel, et de l’autre, les gouvernements de l’ouest et de l’Allemagne adeptes d’une société ouverte et « inclusive ».
Au cœur de tous ces clivages, nous retrouvons le problème du couple franco-allemand qui se veut le moteur de l’UE mais qui est incapable de donner une direction claire, faute pour ces deux pays de pouvoir s’entendre sur des intérêts et une vision commune…
Au moment où nos voisins touchés par le coronavirus (même l’Allemagne et le Canada !) fermaient leurs frontières pour protéger leur population, la France fut la dernière à refuser cette solution de bon sens. Comment expliquez-vous la persistance de ce tabou chez nous ?
Je pense que cette myopie stratégique et cette incapacité à projeter la France dans les défis de notre époque tient beaucoup au parcours de formation des élites politiques françaises. Phénomène assez singulier dans le monde : la majorité de nos dirigeants passe par les mêmes grandes écoles, une en particulier, qui les formatent dans une vision uniforme et politiquement correcte de la société. Alors bien sûr, on y apprend à synthétiser, à faire des plans, à exposer mais on n’y développe plus son esprit critique ou sa culture générale. Les logiciels économiques, les présupposés sociologiques, l’approche géopolitique entre les Etats « gentils » et les Etats « méchants », les « valeurs » sont ainsi ingurgités et appliqués de la même manière depuis des décennies par le personnel politique qu’il soit de droite ou de gauche. Les enjeux du XXIe siècle : l’explosion démographique, les flux humain du sud vers le Nord, la nouvelle révolution de l’IA et des DATA, l’essoufflement et la fragilité du capitalisme financier sont peu ou mal abordés.
Une exception notable : bien qu’il ne fut finalement pas à la hauteur des attentes, Nicolas Sarkozy sortait de l’Université de droit. Chacun a pu voir cette différence de formation lorsqu’il bousculât le ronron ambiant par ses analyses et ses propositions. Malheureusement il fut vite rattrapé par le consensus idéologique du grand monde médiatico-politico-économique.
C’est cette conviction qui m’a d’ailleurs poussée à fonder l’Issep, une école supérieure privée de science politique et de management, comme alternative à la formation actuelle des élites. Cette formation permet de penser le temps long, de construire une vision transversale et stratégique et de maîtriser les grands enjeux économiques, sociaux, éthiques ou civilisationnels. Nous avons anticipé la faillite du monde dirigeant que révèle le fiasco français de la lutte contre le Covid-19. Nous réfléchissons actuellement à développer un centre d’étude et de recherche au sein de l’Issep pour décrypter, analyser, anticiper et formuler des solutions utiles pour se projeter dans la France de 2030.
Emmanuel Macron a dit : « Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour. » Que faudrait-il changer ?
Le président de la République est très fort pour faire des dissertations sur l’avenir mais il est incapable de diriger une réponse efficace à la pandémie. La crise du Coronavirus révèle l’inconsistance de la vision politique et du programme proposé aux Français en 2017. Tirons modestement les leçons d’une déroute de l’action publique. Et préparons-nous à reconstruire l’Etat en le modernisant vraiment ! Le gouvernement a été incapable de mobiliser les ressources et les savoir-faire de la révolution numérique pour coordonner la réponse à la pandémie. Le président prétendait faire de nous une startup nation mais il a juste oublié que pour le devenir il faut d’abord être une grande nation scientifique et industrielle. Or nous ne savons ni mettre en valeur nos scientifiques mondialement respectés quand ils expérimentent des traitements ni organiser une riposte industrielle.
Voilà donc une des grandes leçons à tirer : la vraie résilience, c’est le made in France. Et les pouvoirs publics ont un rôle essentiel à jouer de ce point de vue : en privilégiant la commande publique auprès d’entreprises françaises, en protégeant les secteurs stratégiques des OPA étrangères, en régulant la concurrence étrangère dans les secteurs exposés, en baissant la fiscalité et le coût du travail sur les entreprises, en exhortant les banques à jouer leur rôle de financement auprès du monde économique, en réorganisant la dépense publique et l’organisation de l’Etat.
Mais ne soyons pas naifs, il ne suffira pas de changer les “process”. Ceux qui n’ont rien vu et rien compris aux menaces du monde actuel ont peu de chance d’apporter les bonnes solutions. Il faudra changer les Hommes. Comme Joffre en 14-18, il sera temps d’envoyer à Limoges tous les généraux inaptes au commandement. Le monde d’après se fera avec les hommes et les femmes d’après.
Propos recueillis par Bastien Lejeune pour le Club de Valeurs actuelles.
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