En complément à mon précédent article sur les menaces de la politique des identités, voici une interview, par Le Club de Valeurs actuelles, d’Anne-Sophie Nogaret, professeur de philosophie et Sami Biasoni, normalien, chargé de cours à l’Essec.
Ils viennent de consacrer un essai à la pensée racialiste, décolonialiste ou indigéniste.
Ses sources historiques, ses acteurs, ses réseaux, la menace qu’elle fait peser sur l’unité nationale.
Leurs conclusions sont dramatiques. Une partie des corps intermédiaires est acquise aux thèses indigénistes. Notamment des professeurs, des journalistes, des travailleurs sociaux, des psychologues, des éducateurs relayent cette approche « indigénisée », à leur niveau, et malheureusement auprès des jeunes qu’ils côtoient. Une des mortifères conséquences duprogressisme !
« Français malgré eux » :
ces indigénistes qui veulent déconstruire la France
Valeurs actuelles : L’expression “malgré eux” renvoie aux “malgré nous”, ces Alsaciens et Lorrains ayant dû combattre dans les rangs allemands. Pourquoi avoir choisi de titrer ainsi votre ouvrage ?
Sami Biasoni : Le terme “malgré nous” désigne en effet les Alsaciens et les Mosellans intégrés contre leur gré aux forces allemandes lors de la Seconde Guerre mondiale, à la suite de l’annexion des départements français germanophones de l’Est. Il y a bien sûr un écho à cette terrible période de dislocation nationale dans l’évocation des « Français malgré eux » de notre époque. Lorsque la porte-parole du Parti des indigènes de la République déclare avec emphase appartenir
à sa famille, à son clan, à son quartier, à sa race, à l’Algérie, à l’islam,
il nous paraît légitime de questionner les sentiments intimes de son auditoire militant – celui de la mouvance indigéniste et décolonialiste – à l’endroit de la France.
Le fait qu’une partie de nos concitoyens ne puisse désormais envisager les rapports sociaux autrement qu’au travers de l’opposition systématique entre une “blanchité” occidentale intrinsèquement dominatrice et une “indigénité” synonyme de subalternité imposée remet en cause le socle universaliste sur lequel notre nation a été bâtie. Sans parti pris, si ce n’est celui de l’attachement à notre bien commun, nous nous proposons de déconstruire la déconstruction historique et philosophique qui sous-tend cette “pensée”, tout en tentant de rendre visible la manière dont ses arguments influencent le débat national.
Valeurs actuelles : Qu’est-ce que l’indigénisme et comment a-t-il pénétré le débat français ?
Sami Biasoni : Replacé dans une perspective historique, l’indigénisme fait originellement référence à ce que le sociologue Henri Favre qualifie de « courant d’opinion favorable aux Indiens », dans un contexte post-Renaissance de remise en cause humaniste des rapports de force entre les populations d’Amérique latine et leurs colonisateurs issus des puissances de la péninsule Ibérique. Mais ce concept a tôt fait d’évoluer pour caractériser plus généralement toute politique publique visant à réduire les inégalités à l’endroit de populations autochtones pendant la colonisation.
La France s’inscrit dans cette histoire, puisqu’elle a elle-même promulgué des codes de l’indigénat, en Algérie d’abord, puis dans la plupart de ses possessions territoriales. L’indigénisme dont il est aujourd’hui question s’appuie sur cette filiation séculaire pour revendiquer un statut victimaire au bénéfice des populations issues de l’immigration, vis-à-vis d’un système républicain jugé fondamentalement discriminatoire. Pour les tenants de ce mouvement, notre société contemporaine serait condamnée à la repentance perpétuelle, non seulement en raison de la mainmise impérialiste qu’elle a pu exercer au cours de son histoire, mais aussi afin d’espérer pouvoir expier un jour la perpétuation des mécanismes de domination symbolique et politique dont elle serait responsable. En creux, ce qui est à l’œuvre, c’est bien la diffusion d’une vision viscéralement racialiste et dissociative de notre pacte social. Il faut bien comprendre que le renoncement progressif à une assimilation garante de valeurs communes et respectueuse des identités de chacun, concomitamment à l’acceptation d’un modèle multiculturaliste anglo-saxon, constitue le terreau idéal à l’essor de l’indigénisme en France.
Valeurs actuelles : La cérémonie des César vient d’en donner un aperçu ; quelles sont les conséquences de l’idéologie indigéniste sur la société d’aujourd’hui ?
Anne-Sophie Nogaret : La “race” assigne les individus à une identité inamovible et binaire, opposant “Blancs” nécessairement bourreaux et “racisés” éternellement victimes. Ces dernières années, j’ai observé chez mes élèves les effets concrets de cette idéologie : là où ce n’était, il y a quinze ans, que le cas de quelques-uns, la majorité des élèves maghrébins et d’origine africaine affiche désormais a priori une forme d’hostilité larvée envers le professeur. Pour peu qu’il soit “blanc”, celui-ci ne peut en effet qu’être raciste ou islamophobe, les deux se confondant. Cette logique de soupçon, de défiance d’un côté, de crainte et de culpabilité de l’autre côté traverse l’ensemble de la société française du fait de sa multiculturalité. Comme on abandonne l’universalisme pour l’ethnodifférentialisme, on laisse le champ libre au racisme et au séparatisme, tout en prétendant les combattre.
Valeurs actuelles : Quels sont les relais politiques et institutionnels qui participent à la diffusion de ces idées ?
Anne-Sophie Nogaret : En premier lieu, l’Université, où le déconstructionnisme, enseigné dès les années 1970, a fait, entre autres, le lit de l’indigénisme par sa critique de la rationalité et de la norme. La déconstruction, qui était enseignée à l’Université en tant qu’exercice théorique, est maintenant passée dans le réel, passage dont ses penseurs ne soupçonnaient sans doute pas les conséquences concrètes.
Ainsi, pour prendre un seul exemple, l’ethno psychiatrie, enseignée par Tobie Nathan dans les années 1980 à Paris-VIII, lui-même s’inspirant des travaux de Georges Devereux, a-t-elle servi de tremplin à l’approche “indigénisée” qui prévaut aujourd’hui chez les travailleurs sociaux, les psychologues et les éducateurs. Certaines populations se voient de ce fait confortées par les institutions dans un statut de victimes ontologiques, maintenues dans un ressentiment délétère, ce qui, sans aucun doute, ne faisait pas initialement partie des intentions de Tobie Nathan.
Depuis une dizaine d’années, dans le champ des sciences humaines et sociales, certains professeurs ont par ailleurs précipité et élargi la sphère de propagation de l’indigénisme en accordant à des militants thèses de complaisance et postes universitaires. L’idéologie a prévalu, au détriment de la valeur académique. Ces militants diffusent à leur tour le discours de la “race” auprès des futurs professeurs, journalistes, artistes et politiques, en en accentuant encore les effets par la caution académique qui leur a été accordée : la “race” est devenue une évidence qu’il serait malvenu de critiquer. De Sciences Po à l’ENS en passant par les formations techniques et scientifiques (ou même sportives… ), le diptyque “genre-race” est partout à l’œuvre. Les secteurs de l’aide sociale, de la justice, de la culture deviennent ainsi, mécaniquement, des vecteurs de diffusion de l’indigénisme.
Quant aux politiques (du président de la République, qui en 2018 refusait aux « mâles blancs » la légitimité à agir sur la banlieue, aux maires), ils ont recours au discours portant sur la “race” par démagogie et clientélisme. Certaines décisions, comme celle de sélectionner les candidats aux grandes écoles par discrimination positive, montrent que le logiciel différentialiste, qui sous-tend l’indigénisme, a été intégré par le pouvoir politique, au détriment de la méritocratie universaliste.
Valeurs actuelles : Ces territoires perdus de la nation peuvent-ils être reconquis ?
Anne-Sophie Nogaret : Il faudrait une volonté politique sans concessions, qui exigerait la remise au pas des corps intermédiaires administratifs : au nom de principes humanistes et du respect de la différence, des agents de la fonction publique n’hésitent pas à enfreindre les règlements en vigueur dans l’institution, jusqu’à parfois enfreindre la loi. C’est un fait largement connu, mais, par idéologie encore, on ne dénonce ni ne sanctionne ce qui pourtant contrevient à l’essence même du statut de fonctionnaire. Se pratique ainsi une pseudo-politique qui ne s’inscrit plus dans le cadre du droit, mais dans celui de petits arrangements négociés de gré à gré entre les membres de l’institution et les individus ou des groupes organisés suffisamment revendicatifs. Il faudrait aussi se pencher sur les critères académiques de sélection, qui devraient redevenir scientifiques et non idéologiques. L’appareil conceptuel de l’indigénisme étant à la fois pauvre et bancal, le réarmement intellectuel des générations à venir, en mettant en avant la rationalité et non plus l’affectivité, le savoir et non plus l’indignation perpétuelle, représente en effet à long terme la seule possibilité d’inverser la donne du séparatisme en marche.
Propos recueillis par Mickaël Fonton pour Le Club de Valeurs actuelles.
Français malgré eux, d’Anne-Sophie Nogaret et Sami Biasoni, L’Artilleur, 304 pages, 20 €.
Suivre @ChrisBalboa78